Récit de tournage du deuxième épisode de la série « Machines obsolètes » de l’artiste Cécile babiole, produit par l’Espace Multimédia Gantner.
Cécile Babiole sur le tournage de la série Archéologie numérique, avec Antoine Sholler, projectionniste amateur en Alsace. © Fabien Vélasquez-Espace multimédia Gantner
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Voyage à l’intérieur d’un projet d’artiste, avec Cécile Babiole

Qu’il manipule du code, de la matière sonore, ou de l’impression 3D, l’artiste numérique semble toujours suspect de ne pas « faire » d’art. Cécile Babiole, qui officie depuis les années 1980 sur le front des « nouveaux médias », en sait quelque chose. L’artiste flirte avec les expérimentations sonores comme avec la fabrication numérique tout en ne cessant d’interroger notre rapport aux machines. Nous avons demandé à Sarah Brown, qui l’accompagne pour un projet au long cours intitulé « Machines obsolètes », de livrer un journal de bord de cette création.

Haut-Rhin, correspondance

Lorsque Cécile Babiole, dont je suis depuis des années le fil d’Ariane d’une création électronique et numérique, sonore et plastique tournant autour de notre rapport aux machines, m’a proposé de filmer le second épisode de sa série « Machines obsolètes, une archéologie des médias », produite par l’Espace multimédia Gantner (près de Belfort), je n’ai pas tergiversé.

J’ai bien compris qu’elle insistait sur l’importance de croiser les points de vue dans une forme sensible qui, au-delà de la machine, allait révéler une époque.

« Machines obsolètes », « La mécanographie », série de Cécile Babiole (2013) :

Dans le premier épisode des « Machines obsolètes », en 2013, un podcast vidéo accompagné d’une création sonore pour Arte Radio, les témoignages d’ingénieurs et d’ouvriers se mêlaient pour évoquer le temps révolu de la mécanographie, ancêtre de l’informatique. De la description à l’utilisation des machines, en passant par les conditions de travail, chaque voix apportait un éclairage particulier, technique, sociologique, voire intimiste.

« Préhistoire numérique », « Les pionniers français de l’informatique », Cécile Babiole (2013) :

Cécile Babiole aime se confronter à la « patte de la machine », qu’il s’agisse de ses plus récentes innovations (je pense à sa série des « Je ne dois pas copier » réalisée à l’aide d’une imprimante 3D, qui produit des phrases en 3D de plus en plus altérées) ou des machines en voie de disparition. Dans « Xerocks », en 2009, elle avait implanté des micros dans un Xerox, les avait connectés à un logiciel dédié, et avait ainsi transformé le photocopieur en instrument de musique génératif.

« Xerocks », Cécile Babiole, (installation, 2009) :

Cette fois, nous allons ausculter les appareils de projection cinéma (eux aussi sur la pente de l’obsolescence, pour cause de révolution numérique).

L’Espace multimédia Gantner, toujours partenaire des « Machines obsolètes », a repéré deux retraités projectionnistes amateurs. Nous partons à leur rencontre sur les routes d’Alsace avec notre guide, Fabien Vélasquez, médiathécaire de l’Espace Gantner.

« Né dans un cinéma »

Antoine Scholler nous attend à Kembs (Haut-Rhin, 4800 habitants). Ce retraité de Rhône-Poulenc était projectionniste le soir et les week-ends. Très tôt, son père, lui-même projectionniste à ses heures perdues, lui a appris à manipuler les impressionnants projecteurs 35mm. Il a rejoint ensuite la Coopérative régionale du cinéma culturel (CRCC) pour faire du cinéma itinérant en plein air, dans des salles communes, des salles de classe… Une gageure avec du matériel lourd et encombrant, très loin de notre univers portable. « C’était un sacré travail de monter tout ce matériel, mais ça me rendait heureux. »


Tournage dans le garage-atelier d’Antoine Scholler. © Fabien Vélasquez-Espace multimédia Gantner

Nous le retrouvons à l’Espace rhénan, la salle de spectacles locale, pour une première démonstration. Déception, le projecteur a été démonté pendant l’été ! Il a été définitivement remplacé par un appareil numérique.


Antoine Scholler à l’Espace rhénan de Kembs. © Fabien Vélasquez-Espace multimédia Gantner

Antoine Scholler appelle alors la mairie de Dietwiller. C’est lui qui a équipé le gymnase de ce village de 1400 habitants d’un Microcine 35mm. Il y organisait notamment des séances scolaires qui ont pris fin cette année, à son grand désarroi.


Antoine Scholler pose devant un Microcine dans la cabine de la salle de Dietwiller. © Fabien Vélasquez-Espace multimédia Gantner

Installé dans sa petite cabine en bois, il est dans son élément. Il déroule la pellicule et la fait passer par les différentes pièces qu’il décrit avec précision. Tandis que le film commence, lui ne quitte pas des yeux le déroulement de la bande. Plus que le cinéma lui-même, Antoine Scholler est amoureux de la projection, du rituel qui la précède, de la précision mécanique qui imprime une rythmique parfaite aux images fixes qui se succèdent devant la source lumineuse.


Dans la cabine de projection de Dietwiller, vue de la salle, Antoine Scholler charge la pellicule. © Fabien Vélasquez-Espace multimédia Gantner

Cet attachement sentimental, presque enfantin, se transforme en tristesse lorsqu’il évoque le passage au numérique et la disparition de ce mode de diffusion. Tout un savoir-faire et une esthétique glissent dans le néant. Et on se rend à l’évidence : les changements technologiques ont des conséquences sur le vécu des personnes que nous rencontrons.

La collectionnite

Le lendemain, en route pour Hitzfelden. Jean-Jacques Meyer détient un nombre impressionnant d’appareils en tous genres : 40 gros projecteurs de 35mm et plus de 250 appareils plus petits (9,5mm, 8mm, Super8, 16mm muet et sonore et 70mm). Là encore, c’est une histoire de famille. « Mon père était projectionniste et nous a transmis le virus. À l’âge de 13 ans, il m’a appris à charger la bobine d’un 35mm. »


Jean-Jacques Meyer reçoit dans son jardin « caméra à la main ». © Fabien Vélasquez-Espace multimédia Gantner

Être projectionniste n’avait rien d’une sinécure. « Il fallait mettre les charbons, faire les réglages, coller les bobines entre elles. Pendant la projection, quatre points signalaient la fin d’une bobine. On passait alors sur le second projecteur. Un film comptait environ 6 à 8 bobines. On n’avait pas le temps de s’ennuyer ! »


Jean-Jacques Meyer et Cécile Babiole consultent les archives maison. © Fabien Vélasquez-Espace multimédia Gantner

Au décès de son père et de son frère, il hérite de leurs collections respectives qui, ajoutées à la sienne, emplissent maintenant un hangar et deux garages. Les deux hommes ne partageaient pas la même vision de la conservation. Le père façonnait lui-même ses pièces, bricolait un projecteur avec celles d’un autre. L’essentiel était que les projecteurs fonctionnent. Le fils était dans une démarche plus puriste. « Mon frère préférait l’authentique. Il cherchait les plans initiaux des appareils et les remettait en état de marche à l’identique », explique Jean-Jacques Meyer. Cécile Babiole souligne qu’on retrouve ici les deux conceptions qui s’affrontent dans la conservation des médias : rester fidèle à l’original ou l’adapter aux techniques récentes.


Jean-Jacques Meyer nous explique le fonctionnement des plus anciens de ses appareils dans la bonne humeur. © Fabien Vélasquez-Espace multimédia Gantner

Jean-Jacques Meyer a transformé l’un des garages en véritable musée. La diversité des formes et des époques retrace l’histoire de la technique cinématographique. Il décrit les différentes spécificités, complétées d’anecdotes. Les plus anciens appareils datent des années 1920. Ils étaient équipés d’une manivelle qu’un opérateur tournait pour dérouler le film et pour respecter la cadence, se chantait « Le régiment de Sambre et Meuse ».


Le Zeiss-Ikon Kinox utilisé par la propagande nazie pendant la Seconde guerre mondiale. © Fabien Vélasquez-Espace multimédia Gantner

Jean-Jacques Meyer nous montre d’invraisemblables appareils. Chargés d’histoire. Cet appareil portable, le Zeiss-Ikon Kinox, que les nazis utilisaient pendant la Seconde guerre mondiale pour diffuser leur propagande. On apprend au passage qu’ils ont imposé le format 16mm et ont interdit le 17,5mm qui correspondait aux portables Pathé Rural. Ceux-ci étaient saisis en masse car le dirigeant de Pathé, Bernard Natan, était juif. Il meurt en 1942 à Auschwitz. Preuve que l’histoire des médias est intimement mêlée à la grande Histoire…


Le Micro ciné Kern, « le plus petit projecteur 9.5 du monde », fabriqué en Suisse vers 1926. © Fabien Vélasquez-Espace multimédia Gantner

Des modèles comme le Radiocinephone (1948) qui ressemble à une TV, où un système de miroirs reflète la projection sur un petit écran et un tourne-disques logé sur le côté assure la sonorisation. Le Micro-Ciné tient dans la main. Ancêtre ingénieux du Pico, il est alimenté par une lampe de poche et projette une toute petite image.

Quand on lui demande ce qu’il voudrait faire de tous ces trésors, Jean-Jacques Meyer répond qu’il accueille qui veut les voir mais n’est pas prêt à s’en séparer pour les mettre dans un musée. Ces machines sont trop intimement liées à son histoire familiale, il les bichonne depuis si longtemps !

La suite du projet n’est pas encore filmée. Prochaine étape à Strasbourg où nous allons rencontrer un projectionniste qui a vécu le passage au numérique (suite de ce journal de tournage bientôt…).

Lire le 2ème épisode de ce journal de création par ici.

Sarah Taurinya 

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