5 ans, 50 portraits.
Aujourd’hui : Alain Della Negra, né en France en 1975 et Kaori Kinoshita, née au Japon en 1970, artistes documentaristes, vivent et travaillent à Paris.
Auteur : Benoît Hické est journaliste et programmateur de films.
Alain Della Negra et Kaori Kinoshita n’ont pas seulement documenté Second Life, ils s’y sont mariés, sous l’objectif du photographe des mondes virtuels Marco Cadioli. © Marco Cadioli
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Alain Della Negra et Kaori Kinoshita, à deux pour documenter l’irréel

(pop’50) Alain Della Negra et Kaori Kinoshita se sont rencontrés au Fresnoy, là-haut dans le Nord, dans cette école-centre d’art post-cinéma où ils se sont rapidement rejoints sur « la » question du documentaire : le réel est-il soluble dans l’objectif de la caméra et celle-ci est-elle un filtre ou un miroir ?

C’est avec « Neighborood » (2006), objet « documenteur » sur le jeu vidéo les « Sims » (une suite de témoignages face caméra, dont on réalise peu à peu l’étrangeté) que le duo se constitue vraiment autour de la question des avatars : « Nos vies sont de plus en plus virtuelles », avance Alain Della Negra. « Nous avons voulu montrer comment la compréhension du spectateur, face à un objet documentaire, peut se trouver détournée par une simple coupe, comment on peut facilement transformer les contextes, pour que les gens s’interrogent sur ce qu’ils voient. » Confusion organisée entre le réel et le virtuel, représentation originale de leur double vie : la perturbation du genre documentaire tourne à plein tube.

« Neighborhood », Alain della Negra et Kaori Kinoshita, 2006 :


Elle irrigue aussi « Newborns » (2007), fondé sur ce même principe : des joueurs racontent leur arrivée dans Second Life, le monde 3D généré par ses utilisateurs, sur l’île des débutants. Chacun d’eux est mis en situation de « nouveau-né », dans un environnement inconnu qu’il doit affronter, en se bâtissant une identité et une physionomie. Derrière l’utopie aux atours vaguement mystiques se tapit en réalité un vide, à remplir, parfois désespérément.

Mais les artistes nuancent : « Ce qui nous intéresse dans ces mondes virtuels, c’est leur langage et le mystère qui les entoure, nous ne prétendons pas avoir une approche sociologique. » « Newborns » marquait pourtant les premiers pas d’un projet ambitieux autour des communautés de Second Life. Un travail qui, selon Alain Della Negra, passe toujours chez eux par une intense phase de documentation et de collecte, de la constitution d’une « banque de données » d’images qu’ils déclinent ensuite sous forme d’installations, de courts métrages (« The Den » en 2008, sur la communauté des Furries, du nom de ces avatars imaginaires et anthropomorphes qui peuplent Second Life) et d’un long métrage, fort remarqué à sa sortie en salles en 2010, « The Cat, The Reverend and The Slave ».

« Pour nous, le film est un corps à recomposer », indique Kaori Kinoshita. Chaque projet est ainsi un work in progress : pour rencontrer les joueurs de Second Life, les artistes, pourtant jeunes parents, s’y sont immergés totalement pendant un an. Ils ont passé des nuits blanches à dialoguer en ligne avant se lancer dans un road trip sur la côte ouest américaine, le berceau de Second Life. Une virée (documentée sur un blog de « Libération ») parsemée de rencontres IRL étonnantes, comme ce couple d’évangélistes geek, un homme-chat ou de ce type à la recherche de son épouse happée par le réseau. Utopie ou Enfer éveillé ?

Les Slifers (les résidents de Second Life) jouissent de cet entre-deux, coincés dans le monde terrestre et en quête d’une autre forme de sociabilité. C’est cette bascule qu’Alain Della Negra et Kaori Kinoshita documentent avec fascination, en se gardant de tout jugement : « Nous voulons être à la limite de l’art, en nous intéressant aux manières dont les gens construisent des utopies. » Et de Second Life aux mutants, il n’y a qu’un saut de puce épistémologique : les artistes ont donc rebasculé IRL pour partir à la recherche d’hommes « mutants ».
 
Dépassant l’Homme-Machine des transhumanistes, ils braquent désormais leur objectif sur des communautés ou des individus en plein questionnement sur le devenir de l’Homme : « Après notre travail sur les jeux virtuels, nous sommes partis à la rencontre de gens qui ont le sentiment d’être au bord d’un précipice et qui, chacun à leur manière, bâtissent un nouveau monde. » Ce projet, pensé comme la suite de « The Cat… », est encore en construction, mais on a pu en avoir un premier aperçu en 2011 lors de l’exposition collective « Dynasty ». Au Palais de Tokyo, ils montraient alors les portraits de quelques-uns de ces héros-mutants rencontrés parfois par hasard, et avec qui ils passent désormais beaucoup de temps. Comme la communauté des « guerriers de l’Arc-en-ciel », une petite dizaine de jeunes gens qui vit depuis deux ans en autarcie dans les Cévennes, changeant de couleur au gré de leurs envies, tels les doubles des personnages peints par Simon Pasieka.

Dans le sillage de ces néo-chamanes, Della Negra et Kinoshita ont également accompagné l’artiste tourné géomancien Marko Pogacnik au Forum mondial des spiritualités, délire (à gros budget !) du président kazakh Nazarbayev. Et ils poursuivent leur quête mutante avec Loup Blanc, un chamane français toujours accompagné de ses fidèles, les MacGregors (habillés en tenues écossaises…), capable de marabouter quiconque se prête au jeu (il serait prêt à se transformer en aigle le temps d’une séance !). Les transes des fidèles, Alain et Kaori les enregistrent et les présentent dans un documentaire façon clip pour « Hors Pistes » au centre Pompidou en 2012.

« Fusion », d’Alain Della Negra et Kaori Kinoshita, 2012, bande annonce :

Une autre manière d’envisager le futur serait donc de l’inventer soi-même, dans un jeu de syncrétisme qui puiserait à la fois dans le mysticisme, le communautarisme, voire le transhumanisme, sans jamais perdre de vue l’Homme. Humains, trop humains certes, mais de plus en plus élastiques et prêts pour le grand bond en avant des utopies. Quelqu’un a une boussole ?

Aller plus loin…
Films, documentaires, installations vidéo :
« Newborns » (docu, 2007, sorti en DVD), « The Den » (docu, 2008), « La tanière » (installation, 2009), « Life » (installation, 2009), « Fusion » (installation, festival Hors pistes au Centre Pompidou, 2012), « The Cat, the Reverend and the Slave » (2009), long métrage documentaire sorti en DVD.

Photographies et cycle de conférence :
« The coming Race », 2011, dans le cadre de l’exposition « Dynasty », au Musée d’art moderne de Paris et au Palais de Tokyo. Interview vidéo des artistes sur le site de « Dinasty ».

Livre
« Second Life, un monde possible », 2007, sous la direction de Agnès De Cayeux et Cécile Guibert-Brussel, lire des extraits ici.

Interviews, critiques :
« J’aimerais voir sous ton avatar », une conversation de mars 2012 sur le site de la Gaîté lyrique.

A propos de « The Cat, the Reverend and The Slave », jolie critique de la revue « Chimères », critique (en anglais) sur « Senses of Cinema », intitulée « Feed Me Grapes », critique de « The Den » sur « Format court ».
Reportage dans « Vice », « Les mutants sont parmi nous », juillet 2011.

En projet
Alain della Negra et Kaori Kinoshita travaillent actuellement, pour une sortie en 2013, au montage d’un long métrage documentaire sur l’homme-mutant.
En réponse à la demande de Poptronics d’un autoportrait, Alain Della Negra et Kaori Kinoshita ont envoyé des images du mariage de leurs avatars dans Second Life en 2006, prises par le photographe des mondes virtuels Marco Cadioli.

benoît hické 

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