Elaine Sturtevant, artiste américaine née en 1924 et disparue le 7 mai 2014.
« 1984-1999. La Décennie », exposition au centre Pompidou-Metz, du 24 mai 2014 au 2 mars 2015, où voir « Gober Partially Buried Sinks » (2007, Sturtevant).
« Gober Partially Buried Sinks », 2007, de Sturtevant, où l’artiste disparue le 7 mai, répète, redit, copie ou bien déshabille une installation de 1986-1987 de Robert Gober. A voir au centre Pompidou Metz. © Courtesy Galerie thaddaeus Ropac, Paris/Salzburg, Photo : Charles duprat
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Sturtevant, l’art avant et après la répétition…

Les articles de la presse française (« Sturtevant, l’inspiratrice du mouvement “appropriationniste” » dans « Le Monde » daté du 9 mai, « Elaine Sturtevant, fin de la répétition » dans « Libération » du 12 mai) comme les hommages sur France Culture à l’annonce de la disparition le 7 mai dernier de l’artiste américaine Elaine Sturtevant (née en 1924*, à Lakewood, dans l’Ohio), à Paris où elle s’installe en 1990, témoignent à la fois d’une reconnaissance tardive, mais désormais assurée, et de l’« actualité » vive de la démarche critique d’une œuvre qualifiée de « pionnière » dans les formes de l’art contemporain. Ou lorsqu’une œuvre qui se construit dans les années 1960, anticipatrice, trouve, rencontre son temps, son époque : les années 1990-2000. En est la re-connaissance.

Incompréhension. Une démarche qui fut donc longtemps incomprise du monde de l’art, à la fois des critiques et des artistes, voire rejetée avec violence – et qui pousse Elaine Sturtevant à quitter les Etats-Unis, à s’absenter pendant plus d’une décennie, de 1973 à 1986, après l’échec critique de son exposition à l’Everson Museum, à Syracuse, New York, en 1973, où elle « présenta-répéta » des sculptures feutre de Joseph Beuys, la célèbre œuvre de Marcel Duchamp « Nu descendant un escalier » et « Empire » de Warhol. Un désengagement désabusé, à la manière de Duchamp, et comme l’évoque –non sans humour– Hans Ulrich Olbrist, directeur artistique de la Serpentine Gallery, à Londres, dans son article hommage publié dans « The Guardian » du 19 mai, elle « retourna » jouer au tennis.

Aura. Une incompréhension puis une reconnaissance institutionnelle tardive d’un monde de l’art contemporain –masculin– qui se vit toujours dans la tradition « classique » sur le mode de l’aura, de l’unicité de l’œuvre, de l’originalité de l’œuvre, de l’autorité de la signature de l’artiste, du « je » auteur, sur le mode non contestable, même dans les années 1960-1970, de l’authentique, de l’origine et de cette primauté de l’auteur, même dans un monde technologique qui non seulement est dans la reproductibilité de masse (Warhol l’avait compris, qui semble être le seul artiste à avoir conservé une belle bienveillance à l’égard des « reprises » de Sturtevant), mais dans le performatif, le détournement, le flux, les circulations, le matériau modeste.

Une incompréhension face à cette artiste femme –Elaine Sturtevant supprime très vite son prénom genré, et ce sera Sturtevant, neutre, anonyme, claquant– qui, après des études à l’université d’Iowa, à l’Art Institute de Chicago, puis, à New York, à l’Art Students League et à l’université de Colombia, va, donc, produire, après un long processus de réflexion et d’observation, au milieu des années 1960, l’iconoclaste geste de « reprendre », de « répéter », de « répliquer » certaines œuvres contemporaines d’autres artistes (hommes) qui s’affirment sur la jeune scène artistique américaine du Pop Art. Œuvres que Sturtevant présente comme aussi « originales » que l’« originale ».

Machine à répétition. L’acte est commis à la galerie Bianchini à New York, en 1965 : première exposition personnelle de Sturtevant. Ce sont notamment les « Flowers » d’Andy Warhol, un dessin de Rauschenberg… Le « principe » Sturtevant de la répétition, de mémoire, en assumant les « imperfections », les « erreurs » prendra dans sa « machine » Jasper Johns (les « Flags »), Frank Stella (« Stella Black Paintings »), Claes Oldenburg (« The Shop », 1969), Roy Lichtenstein, Marcel Duchamp… Une répétition qui emprunte les mêmes techniques, les mêmes lieux. Là, l’œuvre fait événement dans un dépouillement du sujet auteur. L’art est Idée –Sturtevant s’inscrit aussi dans cette période de l’art conceptuel de la fin des années 1960– et l’art est matérialité. Parce que Sturtevant dévoile l’idée et elle dévoile le processus.

Ce sont ces conjonctions souterraines qui sous-tendent toute la réflexion critique de Sturtevant. Cette réflexion critique que l’artiste formule d’une très belle et énigmatique question : « Qu’est-ce que le pouvoir, le pouvoir silencieux, de l’art ? » Et qui, des années 1990 jusqu’à sa disparition, vont se déployer dans les nombreuses expositions et rétrospectives qui lui sont consacrées, essentiellement en Europe –encore aujourd’hui, ni le MoMa à New York, ni le MOCA à Los Angeles n’ont fait entrer d’œuvres de Sturtevant dans leur collection...

Appropriationnisme ? Ce retour de Sturtevant, certains ont voulu, pas tout à fait judicieusement, l’associer à l’émergence dans les années 1980 du courant « appropriationniste » porté par Sherrie Levine, Mike Bidlo, Richard Prince, qui travaillent l’appropriation de reproductions d’œuvres de Matisse à Duchamp, de Van Gogh à Warhol, de Picasso à Pollock. Sturtevant, elle, revient dans le champ de l’exposition en élargissant la palette de ses techniques : peintures, sculptures toujours, films, vidéos, installations, son, performances (quoiqu’il semble qu’elle ait déjà eu cette pratique à la fin des années 1960. Et étend son principe à des artistes de la nouvelle génération : Keith Haring, Felix Gonzalez-Torres, Paul Mac Carthy, qui ont déplacé les champs. Surtout, Sturtevant investit dans une sorte de figure contemporaine de « l’œuvre d’art totale » (pour reprendre un propos de Hans Ulrich Olbrist) : ce sont les installations que nous avons pu voir notamment au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, lors de l’exposition « The Razzle Dazzle of Thinking » en 2010 : « Finite Infinite », une projection en boucle, panoramique, d’un chien qui court sans fin, ou l’étrange « House of Horrors »… Des mouvements en boucle reprenant ce principe de répétition à l’échelle de l’espace muséal, par le film, par l’image photographique (« Dillinger Running Series », 2000).

Gauche d’auteur. Le retour de Sturtevant, c’est peut-être lorsqu’une œuvre rejoint, rencontre son époque. Celle du monde de l’emprunt (c’est une expression de Sturtevant), celle d’un monde du cybernétique et du fragment, celle d’un monde qui recycle et fait exploser les sources, les origines, qui démultiplie et défie les autorités d’auteur, celle où l’on peut « cueillir » (ce serait regarder vers Walter Benjamin) les images, toutes les images, et… Sturtevant ne fait pas l’économie, toujours, d’une pensée sur la masse des images, là, en état de disponibilité, d’une critique d’un monde publicitaire qui vide l’image et qui a aussi pratiqué ce travail de sape de l’originalité pour faire fonctionner cette « machine » communicationnelle et mercantile.

Influence. D’où l’on comprend mieux l’influence d’Elaine Sturtevant à la fois sur une nouvelle génération d’artistes, mais surtout, peut-être, sur une nouvelle génération de critiques et de curateurs. Ainsi de l’exposition « 1984-1999 – la décennie », conçue par la critique d’art française Stéphanie Moisdon au centre Pompidou-Metz dédiée à Elaine Sturtevant. En France, c’est au Consortium de Dijon, en 2008, que l’on a pu voir/revoir des œuvres de Sturtevant, lors d’une exposition dont Stéphanie Moisdon était déjà la commissaire. Celle-là faisait suite à la retentissante rétrospective de 2004, « The Brutal Truth », à Francfort, au Museum für Moderne Kunst.

Aujourd’hui, à Metz, dans un parcours des plus autocentrés sur le choix dandy d’un cercle de critiques et d’artistes, elle présente une œuvre de 1997 particulièrement forte de Sturtevant : « Gober Partially Buried Sinks ». Deux formes sculpturales tombales, côte à côte, dressées sur un large « tapis » d’herbe artificielle. Muettes. Vierges. Comme des visages totems. Sans nom. Répétition ou reprise ou copie ou « déshabillage » d’une installation de 1986-1987 de Robert Gober : « Partially Buried Sink » ? Une pierre tombale figée dans une terre herbeuse légèrement surélevée et encadrée d’un rebord en béton. La complexité et la qualité réflexive du travail d’Elaine Sturtevant se lisent là, dans ses imperceptibles disjonctions. Dans cette notion deleuzienne de « différence et répétition ». Deleuze que Sturtevant lit, sur lequel elle s’appuie dans sa relecture d’un philosophe qui l’a profondément marquée : Spinoza. Deleuze et Michel Foucault. Répéter n’est pas l’identique. Répéter est le multiple, ou la multiplicité.

Vertige. Ce qui se joue dans l’installation Gober, ce n’est donc pas la représentation, la mimésis. Peut-être est-ce le point focal interrogatif de toute l’œuvre de Sturtevant qui est juste : « Qu’est-ce que l’art ? » et non pas tant « qu’est-ce que faire de l’art ? » (en tant que sujet). Ou peut-être « qu’est-ce que l’événement de l’art », une fois que l’on en a démantelé les processus ? Une fois que l’on a conquis tous les matériaux et toutes les formes : c’est là où se situe « la fabrique conceptuelle » de Sturtevant. Une sorte de creusement et de vertige de pensée. Vertige de ce « pouvoir silencieux de l’art ».

* Beaucoup d’articles disent qu’Elaine Sturtevant est née en 1930. Hans Ulrich Olbrist indique 1924 dans son article du « Guardian ». Nous avons opté pour cette date, dans la mesure où il fut l’un des derniers à dialoguer avec l’artiste. Il a par ailleurs organisé la dernière exposition de Sturtevant, qui fut aussi sa première monographie en Angleterre, à la Serpentine Gallery, « Leaps, Jumps and Bumps », du 28 juin au 2 septembre 2013.

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Ressources Sturtevant

Conversation au Walker Art center, 25 avril 2009 :



Traces vidéo d’une journée d’étude autour de Sturtevant organisée en juillet 2013 par la Serpentine Gallery de Londres.

Courte interview de Sturtevant lors de sa participation à la 55e Biennale de Venise, en 2011 (elle avait reçu le Lion d’or de la 54e Biennale de Venise, en 2009) :


marjorie micucci-zaguedoun 

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