De Bangkok, Thaïlande, quatrième épisode du tour du monde de l’art et des jeux vidéo d’Isabelle Arvers, qui fête vingt ans de commissariat et de création dans l’art des jeux vidéo. Poptronics a demandé à la globe-game-trotteuse de nous envoyer régulièrement de ses nouvelles.
La chaîne queer Roger Films, gros succès sur Youtube en Thaïlande (capture écran). © DR
< 05'12'19 >
A Bangkok pour le tour du monde art et jeu vidéo (4)

Quatrième étape du tour du monde d’Isabelle Arvers à Bangkok, qui fait l’impasse sur le pays du tourisme globalisé pour débusquer la pensée thaï et une création émergente subtilement déviante. La globe-game-trotteuse a décidé, pour fêter vingt ans de curation activiste, d’aller à la rencontre des développeu.rs.ses indépendant.e.s. et artistes de pays d’Asie, d’Afrique, du Moyen-Orient et jusqu’en Amérique latine, de la scène queer au post-colonialisme. Poptronics accueille ses chroniques du bout du monde.

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Pour découvrir la Thaïlande, mieux vaut éviter le sud et ses mythiques fonds sous-marins. A la place des poissons et du corail, des marées de touristes écrasent de leurs pieds les fonds en prenant des milliards de selfies… Cette Thaïlande hors sol, parallèle, est le pays du tourisme globalisé, le même que partout ailleurs.

Mon tour du monde art et jeu vidéo rend au contraire possible la rencontre avec des artistes, la découverte d’une création émergente prolifique. Bangkok dévoile au fil de mes entretiens la pensée thaïlandaise, qui réussit à dépasser la censure depuis le coup d’Etat de 2014. Ici, même s’il est compliqué de l’afficher ouvertement, les artistes sont plutôt à gauche et plutôt critiques. Les œuvres engagées politiquement le sont en finesse et en suggestion, pour éviter que les expositions soient attaquées par le régime de la junte militaire, en place depuis 2014.

« Les sujets ne sont abordés que de manière subtile, jamais directement, m’explique Pierre Bichon, de la galerie Tars à Bangkok. Il est cependant tout à fait possible de ressentir ce que les gens pensent… »

Corps à corps politique

Un des premiers artistes que je rencontre est Thanapol Virulhakul, chorégraphe et directeur du Democrazy Theater Studio, qui a dû fermer ses portes en 2019 faute de crédits. Il s’est fait connaître par la mise en scène de spectacles très contemporains et à forte connotation politique, comme « La disparition du garçon un dimanche après-midi » (2016), une performance provocante sur les disparitions forcées.


« Hipster The King », performance de Thanapol Virulhakul montée en réaction au coup d’Etat de 2014 (capture écran). © DR

Une semaine à peine après le coup d’Etat déclenché par Prayuth Chan-ocha, commandant en chef de l’armée royale thaïlandaise, il a d’ailleurs lancé « Hipster The King », un spectacle satirique de danse contemporaine qui s’interroge sur la possibilité de construire de l’amour au travers de la propagande et par l’imposition de règles. Thanapol Virulhakul explique vouloir recréer « cette situation entre les danseurs et le public avec un texte de propagande qui défile ou qui est lu par les danseurs ».

Thanapol s’intéresse à ce que l’on appelle en anglais les « Body politics ». Un terme qui fait référence à la chorégraphie sur scène mais recouvre aussi les lois régissant notre vie quotidienne. « Nous tous qui vivons dans ce monde ne sommes évidemment pas libres de faire ce que nous voulons. Ce que nous pouvons et ne pouvons pas faire est déterminé par des règles. Pour moi, c’est la même chose en chorégraphie : établir des lois permet de concevoir nos vies. En permanence, on nous dit ce que nous avons le droit de faire ou de ne pas faire, où est-ce que l’on peut marcher, dans quel sens… Si vous êtes bouddhiste, vous apprenez une série de mouvements pour prier, vous prosterner, vous relever. Même chose dans l’Islam. Cette chorégraphie de lois qui régissent les corps devient un jeu entre mes danseurs et moi. Par exemple, une des règles que j’ai fixées pour l’une de mes chorégraphies était que les danseurs restent debout et ne bougent pas, puis, lorsqu’ils n’en pouvaient plus, qu’ils fassent un geste pour le faire comprendre et se mettent à danser en quittant la scène. »

Crypto-colonialisme à marche forcée

Thanapol me fait découvrir le concept de crypto-colonialisme, théorisé par l’anthropologue Michael Herzfeld : « C’est un système dans lequel vous n’êtes pas directement colonisés par des pays occidentaux, m’explique-t-il. La monarchie a invité les Occidentaux à travailler avec elle pour créer un système de colonisation politique, culturelle et religieuse. Le nord du pays il y a moins de cent ans ne faisait pas partie de la Thaïlande. Etre occidentalisé est devenu la norme, que la monarchie venue du centre a ensuite imposée au Nord, à l’Est et au Sud du pays. Ce modèle a imposé une nouvelle langue, une religion, une culture et un mode de vie… »

Dans la même veine critique, l’artiste Panarin Suejindaporn dit : « Après la crise politique thaïlandaise de 2013-2014, la fiabilité des politiciens est tombée au plus bas. Le pays s’est soumis au contrôle du gouvernement militaire qui a interrompu le système démocratique par un coup d’État. Ce gouvernement a construit une paix publique imaginaire sans aucun soutien de la population. Cette puissance illimitée a progressivement plongé le pays dans une corruption généralisée, le copinage faisant loi tout en privant de leurs droits et libertés les citoyens comme jamais auparavant. Mon attitude en tant qu’artiste est d’être en désaccord avec une utilisation absolue du pouvoir par un gouvernement militaire sous la belle illusion de vouloir propulser la Thaïlande dans le présent... » Il me présente la vidéo « Drawof evoM », sorte de marche forcée d’un corps devant se soumettre à la loi militaire.

« Drawof evoM », Panarin Suejindaporn, 2017 :

Le pouvoir absolu dans la société thaïlandaise est aussi au cœur de son installation de réalité virtuelle « Look Over ». « L’utilisation de la VR crée de manière symbolique et sécurisante l’illusion d’un pouvoir absolu. Dès que l’on porte les lunettes VR, on se retrouve automatiquement dans une situation d’enfermement. Et cette fermeture parfaite nous conduit à l’impasse. En outre, on doit faire face à des scènes violentes et douloureuses, une manière d’inciter les personnes subissant le pouvoir absolu à déconstruire leur état d’esprit. » Cette utilisation du jeu de façon critique permet aussi un espace de libre expression pour exprimer en public ce qu’il est impossible de dire.


Au cœur de l’installation de réalité virtuelle « Look Over » de Panarin Suejindaporn. © DR

Réalité du harcèlement sexuel virtuel

Comme Panarin, Natthorn Tansurat est issue de l’université en arts visuels Silpakorn. Elle analyse les questions sociales contemporaines, le comportement de la communauté virtuelle et la politique en Asie du Sud-Est. Sa dernière création est une installation en VR dans laquelle elle évoque le harcèlement sexuel en ligne. « Si la réalité virtuelle est réelle, le harcèlement sexuel en ligne l’est aussi », dit-elle. « Dream Market collective », une vidéo d’animation qui fait partie de l’installation, entre machinima et collage de vidéos, analyse les conséquences concrètes du harcèlement dans les communautés dites virtuelles.

« Dream Market collective », Natthorn Tansurat, 2019 :

« J’ai eu envie d’expliquer comment on peut être affecté émotionnellement par des paroles et par des actes dans le virtuel, de parler des conséquences bien réelles du virtual bashing. Je passe ma vie sur Internet et dans les jeux vidéo et je me rends compte de la difficulté à partager mes sensations avec d’autres générations plus âgées, qui ne parviennent pas à comprendre ce qu’a de réel ce monde soi-disant si virtuel… Je me suis beaucoup inspirée de mes expériences dans “VRChat”. Ce n’est pas un sujet dont le public thaïlandais est très au fait. »

Une œuvre qui a étrangement mieux fonctionné avec un public masculin, plus habitué à se mouvoir dans un monde en 3D empreint d’une atmosphère de jeu d’horreur, qu’avec le public féminin, moins à même de réagir au contenu en VR. En même temps, dit-elle, « la plupart des sculptures que j’ai placées dans cet univers en 3D sont conçues dans une perspective masculine : je force le public à devenir un homme et à être un offenseur. »

Même génération, même support avec Gotuya, artiste qui conçoit des installations de réalité virtuelle ou à partir de moteurs de jeu vidéo. Pour son diplôme des beaux-arts, elle avait créé un premier projet sous le moteur de jeu Unity, la représentant dans une cacophonie de voitures singeant le trafic à Bangkok, puis sautant de pagode en temples, avant de plonger dans les rizières du nord de la Thaïlande. En plein folklore thaïlandais, son avatar se déplaçait tel un Super Mario bondissant de pagodes en pagodes.

« Rawikan Rungnirunthon », Gotuya, 2016 :

Dans l’exposition « Platoexpectonum : Rising Museum » orchestrée par Nawin Nuthong à la galerie Speedy Grandma, Gotuya a repris certains fichiers du jeu « Half Life » à l’intérieur du moteur de jeu Unity pour concevoir un monde étrange et dérangeant. Le visiteur y déambule au-dessus d’une mer ensanglantée, sous des planètes lumineuses et le regard de bêtes qui oscillent entre araignées et chauves-souris géantes… Seule interaction possible : le livre de la connaissance nous projette dans le cosmos face à un personnage à deux têtes…


Image tirée du monde virtuel créé pour « Platoexpectonum » par Gotuya. © DR

Gotuya travaille actuellement sur une nouvelle visuelle lesbienne, un type de production assez rare en Thaïlande, alors que les Yuri Visual Novels sont un genre à part entière au Japon.

C’est grâce à Nawin Nuthong, jeune commissaire d’exposition et artiste, que j’ai rencontré Gotuya. Il crée des fictions autour de chaque exposition qu’il imagine et pour laquelle il passe commande à des artistes. Ceux-ci doivent à leur tour entrer dans la fiction sous forme de sculptures, dessins et œuvres visuelles pour co-créer une exposition-œuvre. Nawin réfléchit au concept du portail, cet élément essentiel du jeu vidéo qu’il transpose à sa pratique artistique, mélangeant le dessin, la bande dessinée et les éditions, produites et en vente dans une autre galerie de Bangkok, la géniale Bangkok CityCity Gallery.

Elle aussi issue de l’université Silpakorn, Tuangkamol Thongborisute (Tuang T) poursuit actuellement ses études à UCLA. Jeu des hasards, elle a même assisté à un de mes ateliers machinima au Gamelab de UCLA il y a trois ans ! Elle aussi fait aussi partie de cette nouvelle génération d’artistes qui utilisent le jeu physique comme médium dans une installation qui mime les équipements de sport des années 1940. Epoque à partir de laquelle les médias et la publicité vont inciter la femme au foyer « parfaite » à s’occuper de son corps pour continuer à plaire à son mari au fil des années d’un mariage sans pli…

Design steampunk et jeu queer

Le design de l’interface de « Face exercise machine » s’inspire du style technologique des premières machines de sport. « Il n’y a pas que votre corps qui ait besoin d’exercice, votre visage aussi », incite le slogan. But du jeu ? Tonifier et sculpter ses muscles faciaux. Cinq niveaux guident les joueurs lors de séances d’entraînement musculaires difficiles pour les sourcils, les yeux, le nez, les joues et les lèvres. Après avoir pratiqué chaque partie du visage, on se lance dans l’entraînement ultime, en utilisant tout le visage.

Introduction à « Face Exercise Machine », Tuang T, 2017-2018 :

Une drôle de critique du culte du corps : « “Face Exercise Machine” est un prototype développé dans le cadre d’une campagne de rétrobranding de la marque Charming NN associant une esthétique steampunk à un design critique afin d’étudier les moyens par lesquels la société a formé les personnes à utiliser leur visage comme des toiles à la recherche de leur identité. Charming NN croit qu’il est important de trouver des moyens pratiques de s’améliorer, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Une méthode durable pour obtenir une apparence faciale saine et merveilleuse est au cœur de ses recherches. »

Du merveilleux pour terminer ce séjour à Bangkok avec la fabuleuse chaîne queer de streaming de jeux vidéo Roger Films, que m’a fait découvrir Tuang T. Même si je ne comprends pas le thaï, l’univers hilarant et décalé de Vissarut Roger Jipiphob et ses comparses me charme immédiatement. Des personnages trans au maquillage, mais aussi à la corpulence non imposés par les diktats de beauté traditionnels.


Les personnages de la chaîne queer Roger Films ont le charme du hors-norme (capture écran). © DR

L’idée de départ de Roger Films était de créer un espace sécurisé pour jouer entre ami.e.s. Grâce au succès sur Youtube, Roger Films est aujourd’hui également très populaire sur Facebook. Le message que souhaite faire passer cette chaîne où les jeux de prédilection sont les « Sims » ou « GTA » : « Que nous soyons noirs, gros, trans, gays, petits, laids ou travestis, nous pouvons tou.te.s être de bon.ne.s joueu.r.se.s de jeu vidéo et créer du bon contenu et changer la manière dont les gens pensent. »

Tout commence il y a sept ans par une première vidéo, une comédie romantique créée dans les « Sims » par Vissarut, alors en formation communication. Dans une société thaïlandaise guère ouverte aux questions LGBTQ, le personnage principal est un homme qui joue en tant que femme avec la voix d’une femme. Les personnages queer apparaissent dès le second épisode. Celui qui a rencontré le plus de succès a pour caractère principal un fantôme queer.

Ces films sont vraiment uniques car ils mélangent plusieurs esthétiques, un élément plus que rare dans le monde des jeux Triple A, non seulement grâce à l’apparence des personnages mais aussi à leur façon de se mouvoir et enfin grâce au plaisir non dissimulé des joueurs qui font tout sauf se prendre au sérieux !

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Retrouvez les 1er, 2e et 3e épisodes du tour du monde art et jeu vidéo d’Isabelle Arvers.

isabelle arvers 

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