« Fluidités : l’humain qui vient », exposition au Fresnoy, Studio national des arts contemporains, du 7 février au 29 avril 2020, Tourcoing, du mercredi au dimanche de 14h à 19h, entrée 3-4 €.
Les humains hybrides de « UKI Virus Rising », installation de Shu Lea Chaeng (2018) dans l’exposition « Fluidités : l’humain qui vient ». © Shu Lea Cheang
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« Fluidités : l’humain qui vient » expose les confins du vivant au Fresnoy

Tourcoing, envoyée spéciale (texte et photos)

Comment les artistes envisagent-ils l’humain dans un monde quadrillé par la science et la technologie ? Peut-on trouver dans l’art des lignes de fuite qui permettent d’envisager différemment la surveillance généralisée, la catastrophe écologique, la dégradation des conditions sociales, bref, l’évolution du monde tel qu’il semble nous échapper ?

L’exposition « Fluidités : l’humain qui vient » est née du constat de la porosité de ces domaines. Le curateur des arts médiatiques Benjamin Weil et Pascale Pronnier du Fresnoy ont rassemblé une quinzaine d’œuvres, réalisées par des pionniers, des artistes confirmés de la scène internationale et d’autres plus émergents, diplômés du Fresnoy, Studio national des arts contemporains à Tourcoing. Chacun-e s’empare d’un champ et/ou sujet technologique particulier. L’ensemble un peu disparate reflète finalement assez bien la difficulté d’appréhension du réel propre à notre époque.


« Feeling Material IV », sculpture d’Antony Gormley (2003), dit bien la perte des contours, des notions d’intérieur-extérieur, le mouvement permanent.

Paysage artificiels

Que devient ce grand thème de l’art passé à la moulinette de la technologie ? C’est ce que semble demander littéralement l’Espagnol Joan Fontcuberta avec sa série « Orogenesis ». Il convertit des toiles de peintres célèbres via des applications logicielles dédiées à la génération de paysages artificiels. Il en résulte des vues de montagnes ou d’archipels très proches de photographies, certes agréables mais loin de susciter l’émotion esthétique de leurs modèles.

L’Allemand Michael Najjar s’est lui intéressé aux images produites par les recherches visant à changer la planète Mars afin de la rendre habitable. Dans « Terraforming » (2017), sur grand écran, elles se mélangent à des vues de l’Islande, dont on sait la beauté étrange. Comme si l’artiste semblait nous dire : « Pourquoi rêver de changer un monde inatteignable plutôt que de préserver le nôtre ? »

La question de la préservation est aussi au centre de « Phantom », l’installation en réalité virtuelle de l’Espagnol Daniel Steegmann Mangrané. Cette portion de la forêt amazonienne dans laquelle on évolue en VR a été détruite. Il n’en reste qu’une interprétation en négatif qui se dématérialise en petits points dès que l’on s’en approche.


Ambiance crépusculaire dans la grande salle du Fresnoy : de gauche à droite « Shadow Stalker » de la pionnière Lynn Hershman Leeson côtoie « Swatted » d’Ismaël Joffroy Chandoutis, passé par le Fresnoy, puis le renommé Antony Gormley et de biais, « Terraforming » de Michael Najjar.

« Intelligent Park » ausculte le climat en temps réel d’une nature domestiquée par l’homme : le Jade Eco Park est un parc urbain de 70 hectares conçu en 2016 pour être le poumon de la ville de Taïwan par les architectes et paysagistes Philippe Rahm, Mosbach et Ricky Liu. Un ensemble de dispositifs déshumidifient l’air et font baisser la température, afin d’apporter une atmosphère climatique de forêt à la capitale taïwanaise. L’application connectée à des sondes donne en temps réel les températures et niveaux de pollution, un système d’orientation des promeneurs privilégie leur confort. Le parc, vu via les graphiques des données, n’a plus grand chose de bucolique…

Présentation vidéo du projet d’Intelligent Park en 2011 :

Changement d’échelle avec l’artiste franco-marocain Hicham Berrada : la plupart de ses travaux utilisent la chimie pour produire des matières minérales en évolution, petits paysages d’apprenti sorcier isolés dans des aquariums. Son film « Augures mathématiques » utilise les algorithmes qui servent à observer l’ADN des plantes. Un lent zoom nous promène dans l’architecture de plantes inconnues dont la couleur a disparu.


« Augures mathématiques » (film, 2020) et « Kéromancie » (objet, 2019), deux œuvres de Hicham Berrada.

Lueur dans ces perspectives sombres, « Spark of Life », de la biologiste et designeuse néerlandaise Teresa Van Dongen utilise des bactéries, initialement vouées à nettoyer l’eau, pour produire de l’électricité. Logées dans quatre compartiments d’une lampe en sphère, elles libèrent des électrons qui vont produire de la lumière.

Être vivant artificiel

Les avancées de la biologie floutent la frontière entre naturel et artificiel. Pedro Neves Marques, artiste né au Portugal, en fait le propos du dialogue entre une androïde aux traits de native sud-américaine et un plant de maïs OGM dans « Ywy, the Android » (2017). Et comme elle seule entend ses réponses, l’humain se trouve exclu de cette communication.

Aucun mot échangé non plus entre la jeune femme et son double droïde d’« Uncanny Valley » de l’Espagnol Karlos Gil. Dans une architecture vide et froide, les deux êtres errent et se confondent dans un trouble identitaire. Trouble que l’on ressent aussi face à la créature de « Vitamorphose » de l’Iranienne Yosra Mojtahedi, sorte de plante champignon qui réagit à notre présence par de micro-mouvements à sa surface.

La Taïwanaise Shu Lea Cheang pousse la prospective à son extrême dans un film en 3D, « UKI Virus Rising » (2018), sur fond de décharge technologique. Sous nos pieds, des cellules de sang humain se déplacent en groupe, véhicules du virus technologique qui transforme les humains projetés. Un corps se lève, nu, des bandes de métal poussent sur son dos, un autre, vert fluo, comme la vache un peu plus loin, marche dans ce décor inhospitalier. Dans l’air, un corps augmenté flotte et se déforme. Une silhouette construit avec son bras outil à partir des débris puis disparaît dans ses paillettes lumineuses. La technologie les habite en entier.

« UKI Virus Rising », installation de Shu Lea Cheang (2018) :

Tentative de reconnexion

Pour l’artiste français Smith, notre déconnexion du cosmos serait la source de notre attitude irresponsable à l’environnement. Avec le studio Diplomates, il crée « Désidération », un environnement censé nous rappeler à notre origine stellaire. Au centre, une structure ouverte en métal se modifie et s’augmente au fur et à mesure des utilisations, se pose ou s’élève tel un vaisseau spatial. Cette scène abrite ponctuellement des rencontres avec des scientifiques, des artistes et des shamans. Le reste du temps, le spectateur peut voir sur des écrans les vidéos documentant ces moments. Sur les côtés, des moon beds baignés de « lumière lunaire ». Malgré un propos séduisant, l’aspect un peu didactique nous laisse à l’extérieur du processus.

La reconnexion prend un aspect plus rituel chez Alfonso Borragán. « Daguerrolito » montre une toute petite bobine sur laquelle sont plantés des grains d’argent.


« Daguerrolito », d’Alfonso Borragán (2019) expose la trace d’un rituel revisité.

Dans la pénombre, on entend les échos audio des réflexions issues de l’expérience préalable à l’objet. Douze personnes recrutées par petite annonce ont ingéré ces grains d’argent selon un rite pré-établi. Fonctionnant comme des daguerréotypes, ils gardent la trace de leur trajet dans les corps humains. Alfonso Borragán, né en Espagne et vivant à Londres, réactive des formes de médecine ancienne dans lesquelles l’alliance avec les minéraux permet la guérison. Son travail semble une invitation à entrer en symbiose avec toute forme de vie… en s’affranchissant de la technologie.

Sarah Taurinya 

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