Rencontre avec Rajni Shah, après sa performance « Dinner with America » au Spill Festival à Londres en avril dernier, spectacle en tournée en Grande-Bretagne au Wunderbar festival à Newcastle (du 6 au 15/11), au Tramway à Glasgow et au Phoenix d’Exeter en 2009.
Rajni Shah joue du rapport ambigü à la culture américaine, passant de tenues en tenues, du drap blanc à la robe de mariée, de la robe à paillettes à une Marylin fantasmée, jusqu’à la nudité. ©
< 10'06'09 >
A Londres, un strip-tease qui déshabille l’Amérique

(Londres, de notre correspondante)

Blonde mais sous un linceul, en robe de mariée à l’américaine mais visiblement d’origine indienne, Rajni Shah, 33 ans, intrigue et incarne à sa façon, tranquillement sulfureuse, une nouvelle façon d’être au public, de tester la résistance et l’implication du spectateur. La jeune performeuse britannique s’est fait remarquer lors du dernier Spill Festival, à Londres, la manifestation expérimentale du spectacle vivant, avec son spectacle, « Dinner with America », mêlant performance, installation et rituel. L’anglo-indienne Rajni Shah explore la relation ambivalente que chacun d’entre nous entretient avec l’Amérique -en tant qu’unité linguistique, territoire géographique, construction historique et image mentale. « Aujourd’hui, tout le monde porte un peu d’Amérique en soi », postule-t-elle dans le programme du spectacle.

Un rapport sensuel avec le public
Faussement tranquille, Rajni Shah tient la scène 2h30, dans un état de flottement qui perturbe son audience. « La durée permet au public d’être à la fois dans et hors du spectacle, dans un état méditatif en quelque sorte. La durée ouvre tout un ensemble de potentialités et permet au public d’entretenir un rapport non-linéaire au spectacle », explique Rajni au café du Soho Theatre, quelques jours après son spectacle. Quand le spectateur entre au Laban Theatre, haut lieu de la danse européenne contemporaine, hésitant, il doit d’emblée décider où se tenir dans l’espace qui n’opère pas la distinction traditionnelle entre scène et salle. Des entretiens audio réalisés avec des Américains de tous âges et de tous horizons sont diffusés en boucle. Différentes questions sont égrenées : que signifie la bannière américaine pour vous ? Que veut dire être Américain aujourd’hui ? Dans un coin de l’espace, légèrement en retrait, Rajni Shah se tient immobile, sous un drap blanc. « J’aime l’idée de commencer le spectacle en imposant une certaine désorientation, à la fois pour le spectateur et pour les performeurs. Mon invisibilité impose un autre type de rapport avec le public, un rapport davantage fondé sur les sens olfactifs -je me demande comment le public bouge, comment il réagit ; un rapport plus sensuel et plus intime finalement. »

Des habits de l’Amérique...
Peu à peu, l’artiste émerge de dessous son linceul et entonne « Amazing Grace ». Tout en chantant de façon ininterrompue et sur tous les modes possibles et imaginables, elle se dénude tranquillement et revêt tour à tour quelques-uns des différents habits de l’Amérique. On devine une statue de la Liberté, on entraperçoit une Marylin, une show-girl, une militante des Black Panthers. Ces deux actions conjointes et apparemment simples (chanter/se dénuder), réalisées sur toute la durée du spectacle, imposent aux spectateurs assemblés une autre façon de voir, les forçant à être dans un état hypersensible de réceptivité.

Tandis que Rajni Shah reste à la même place tout le temps du spectacle, ses deux assistantes et collaboratrices, la costumière Lucille Acevedo-Jones et la vidéaste Lucy Cash réorganisent continuellement l’espace scénique, déplaçant des néons au sol, balayant des feuilles mortes et les amassant en tas épars… dans une succession de tâches dérisoires et apparemment dépourvues de toute fonctionnalité. « J’aime concevoir mes projets dans un esprit de collaboration. J’avais déjà travaillé avec Lucille sur mon dernier spectacle, “Mr Quiver”, et j’ai demandé à Lucy de nous rejoindre sur “Dinner with America”. »

...A une cartographie réduite à un corps
Si la performeuse commence engoncée dans un drap blanc qui la recouvre entièrement, elle se défait peu à peu de ses différentes couches -drap mortuaire, robe de mariée, robe à paillettes- et après avoir retiré perruque peroxydée, faux-cils, masque de silicone et chaussures de drag-queens, elle se tient debout, nue, le crâne rasé, immobile et silencieuse, devant nous. Un strip-tease de l’Amérique donc, mais qui ne prétend en aucune façon épuiser les significations que peut revêtir ce mot pour chacun d’entre nous. Une cartographie réduite à un seul corps, un corps étranger, féminin et métis. Dans les critiques qui ont accompagné son travail, on la présente souvent comme l’archétype d’une société multiculturelle. Que vient faire l’Amérique dans tout ça ? « Bizarrement, je me sens très proche des problématiques identitaires qui existent en Amérique. Je m’identifie plus facilement à l’histoire de l’Amérique qu’à ma propre histoire anglo-indienne », dit-elle.

L’exploration subtile que propose Rajni s’inscrit dans la durée et fait se succéder lentement une série de métamorphoses et d’images aux contours peu définis, déjouant les clichés, et que chacun perçoit différemment. « Le spectateur est à part entière un producteur du spectacle, explique Rajni. Il est libre de se tenir où il veut dans l’espace scénique et de circuler ; libre de ne rien faire, de regarder ailleurs ou de ne pas regarder du tout, libre également de partir. » Et quand, en fin de performance, le public est invité à partager avec les artistes un repas frugal, composé de fruits, de dattes et de chocolat, le geste, lointaine réminiscence de la corne d’abondance, joue discrètement avec le consumérisme à outrance que convoque l’Amérique dans les imaginaires d’aujourd’hui. Première étape d’une communion (utopique ?) entre acteurs et spectateurs, entre l’Amérique et le reste du monde.

Créé en 2008 au Bluecoat, à Liverpool, « Dinner with America » continue de tourner en Grande-Bretagne : au Wunderbar festival à Newcastle, au Tramway à Glasgow et à l’Exeter de Phoenix en 2009. En attendant de voir sa pièce en France (toujours pas programmée à ce jour), Rajni travaille en ce moment à « Glorious, a musical extravaganza », une comédie musicale, dernier volet de sa trilogie sur la question identitaire.

chloé déchery 

votre email :

email du destinataire :

message :