European Sound Delta, résidence sonore nomade au fil du Rhin et du Danube, départ cette semaine de Roumanie et Bulgarie et de Belgique avec haltes festivalières le long du parcours, jusqu’à Strasbourg, le 29/09.
La péniche amarrée le long d’un des sept pontons de Roussé, en Bulgarie. © Poptronics
< 19'08'09 >
European Sound Delta, la croisière sonore s’amuse

(Roussé, Bulgarie, envoyée spéciale)

(Pop’archive). Deux fleuves, le Rhin et le Danube, deux péniches, « Ange-Gabriel » et « Gavroche », trois mois de croisière sonore, 32 artistes embarqués, 13 nationalités et 11 pays traversés… Cet inventaire à la Prévert donne une toute petite idée de l’ampleur du projet European Sound Delta, une croisière sonore et résidence nomade qui démarre cette semaine après près de deux ans de préparation. Un projet fou, un projet fleuve, que poptronics a décidé de suivre au plus près, en embarquant cette semaine le long du Danube, à la frontière entre la Roumanie et la Bulgarie.

Art sonore, photo-phonographie, musique expérimentale, documentaires sonores, musique électronique, radio-art et performances en réseau… La variété des genres abordés, avec pour seul lien le son, rend l’exercice du compte-rendu résolument impossible. Sauf à suivre au fil de l’eau cette expérience hors norme qui bouscule les habitudes, repousse les frontières et met très concrètement en pratique une coopération européenne inédite entre structures artistiques françaises, belges, roumaines, serbes, allemandes...

A l’origine d’European Sound Delta, le collectif Mu à Paris, des anciens du Fresnoy (chargés de production et artistes résidents), qui ont en commun une certaine utopie du son comme extension du domaine artistique vers le social et le partage d’espaces géographiques, historiques, psychologiques quasiment, et ont déjà quelques hauts faits à leur actif, d’audiowalks décalés en plein Paris en ateliers sonores à la Goutte d’Or. Sur le parcours, d’autres partenaires se sont greffés comme les organisateurs de Rokolectiv, le festival électronique roumain (trois éditions déjà), ou encore la maison Elias Canetti, sorte de vaste bâtisse où l’écrivain prix Nobel est né, à Roussé, petite ville portuaire au nord-est de la Bulgarie, et centre d’art contemporain en friche (de la difficulté de produire des événements d’art dans une petite ville rurale de 150 000 habitants...).

Pendant trois mois donc, jusqu’à leur jonction à Francfort et l’événement final à Strasbourg fin septembre, pour les Nuits de l’Ososphère, les deux bateaux remontent chacun un fleuve, traversant des paysages européens industriels et sauvages, s’arrêtant ici ou là pour des performances et des croisements artistiques avec les festivals qui parsèment le chemin, de City Sonics à Mons en passant par le Belef à Belgrade, l’Ars Electronica à Linz en Autriche, sans oublier les concerts et lives à distance, qui jetteront un pont de streaming entre les deux parcours, comme par exemple le Placard, le festival au casque totalement ouvert aux performances sur inscription par le Net. « En ex-Allemagne de l’Est, un des enfants venus visiter avec sa classe le Garage, festival nouveaux médias où nous étions récemment invités, a voulu s’inscrire et est venu jouer, c’était géant », explique Eric Minkkinen, artiste et fondateur qui tient beaucoup au côté ouvert de la programmation (« parfois c’est nul, souvent ce sont les mêmes qui s’inscrivent sous d’autres noms, mais la plupart du temps, c’est étonnant »). A bord des bateaux, les artistes se relaient, certains embarquent pour quelques jours, d’autres pour trois semaines, et d’autres encore ne seront pas physiquement présents mais ont envoyé leur contribution sonore pour enrichir la collecte (une webradio transmet certaines pièces, propose des moments de live, des blogs documentent le projet…).

Pour leur première conférence de presse à destination des médias bulgares et roumains, hier mercredi, toute l’équipe s’était mobilisée pour faire passer ce projet atypique, plus encore dans une Bulgarie encore un peu éloignée des vibrations électroniques (sauf à considérer l’eurodance comme le standard de la culture électro…). Et puis, pas plus ici qu’ailleurs, l’art sonore n’a pour habitude de sortir des cercles de connaisseurs... Olivier Le Gal, à la tête du collectif Mu, explique le mélange de résidence et de performances, l’ambition d’élaborer un « portrait artistique de l’Europe ». Il évoque les « fieldrecordings » (des séances de captations sonores à Roussé et à Giurgiu, la ville roumaine de l’autre côté du Danube), les installations sonores qui vont habiter la maison Canetti ce week-end pour la première édition du festival The Bridge (on y revient). Et les premières difficultés aussi. Alors que le bateau devait partir de Tulcea, au nord de la Roumanie un peu plus haut sur le delta, il a été bloqué à Roussé précisément, pour de bêtes raisons administratives (« personne n’a jamais vu une péniche Freycinet par ici, ils sont habitués aux modèles énormes », confie le cuisinier à bord).

Du coup, les artistes invités au tout début ont dû se contenter de virées en bateaux à moteur et remonter au fil de l’eau. Phill Niblock, 74 ans, sans doute le doyen des artistes et l’un des compositeurs minimalistes américains les plus respectés (sa spécialité : l’enregistrement d’un seul instrument pour des pièces où il joue de l’ajout de micro-intervalles), s’est concentré sur le son des mouvements de l’eau, pour composer « Zound », une pièce saturée de basses enveloppantes (on en reparle). Gaël Segalen (son) et Vincent Voillat (image), du collectif Mu, ont réalisé « Gamma Delta », un montage explorant le contraste entre la plus grosse aciérie roumaine, l’une des plus vastes en Europe, à Galati (Arcelor Mittal, partenaire du projet, a ouvert exceptionnellement ses portes aux artistes) et les méandres bucoliques du delta (« un paradis », dixit Vincent). La bande-son raconte une histoire exotique et contrastée elle aussi, entre turbines et clapotis, sons industriels et voix chantante d’un des personnages rencontrés sur le fleuve, un « Lipovène, le peuple des pêcheurs d’origine ukrainienne aux yeux bleus perçants », explique Gaël Segalen. De « Zound » à « Gamma Delta », c’est bien la même matière sonore qui est travaillée, à partir des mêmes territoires, et pourtant, rien à voir (ni à entendre). C’est bien toute l’idée du projet : établir une cartographie artistique et sonore à l’échelle européenne la plus diverse possible.

Extrait de « Gamma Delta », de Gaël Segalen et Vincent Voillat :

Sur « l’Ange-Gabriel », à l’heure du dîner, alors que les Serbes amarrés tout à côté balancent leur dance à fond, les conversations roulent du roumain à l’allemand et du français à l’anglais. Les règles de la communauté sont en cours d’élaboration (on mange avec tickets, mais qui gère les tickets ?, on boit à volonté, mais qui s’occupe des courses ?), le bateau a eu quelques soucis pratiques (plus de douches, une installation électrique vieillotte qui a rendu l’accès au réseau plus qu’hasardeux, jusqu’à ce que la connexion satellite fonctionne), la traversée transfrontalière est plus compliquée qu’il y paraît. Certes il y a un pont, et nous sommes en Europe, pourtant, les contrôles subsistent, ainsi que les taxes et les deux villes se tournent à peu près le dos, poids de l’histoire oblige, les Bulgares n’ayant pas oublié qu’il n’y a pas si longtemps, les Roumains rejetaient dans l’air leurs fumées toxiques. Bref, la croisière sonore s’amuse même si la vie d’European Sound Delta n’est pas précisément un long fleuve tranquille (on passera ainsi très vite sur les moustiques et la canicule, l’envers du décor que les artistes fraîchement débarqués de la grisaille parisienne ne souhaitent même pas envisager).

Cet article a été publié la première fois le 17 juillet 2008.

annick rivoire 

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