« Drawing for Human Park » de Adel Abdessemed jusqu’au 27/04 au Magasin, centre national d’art contemporain de Grenoble, site Bouchayer-Viallet, 155, cours Berriat, Grenoble (36).
« Helikoptère », 2007. Adel Abdessemed, un artiste en état de risque. © Jean-Marc Ballée/Adel Abdessemed/David Zwirner, New York
< 21'08'09 >
Adel Abdessemed, la tentation Géricault

(Pop’archive). Acte 1 : « Hélikoptère ». Une piste de l’aérodrome de Valence, France. Le corps renversé d’Adel Abdessemed est suspendu au-dessus de deux grandes plaques de bois, les pieds tenus par un filin depuis la plate-forme d’un hélicoptère. L’appareil tente de maintenir sa verticalité à quelques mètres du sol et une problématique immobilité. L’artiste, lui, tente dans ce renversement physique de dessiner sur ces grandes plaques de bois. Dessiner en résistance aux déplacements soudains de l’appareil. Dessiner dans une mise en danger, dessiner contre la peur… Format de ces plaques presque inaccessibles : le tableau peint par Géricault en 1818-1819, « Le Radeau de la Méduse ». Le dessin arraché : des lignes tracées à la pierre noire en constante menace de déséquilibre, arabesques fragmentaires et aléatoires en des décentrements indomptables. Le médium : une vidéo qui enregistre l’acte (Adel Abdessemed ne fait pas de performance). La position : un artiste en état de risque. Le corps humain et l’art, fragiles résistants aux bourrasques meurtrières du monde contemporain. La situation « scénographique » : la première salle des galeries du Magasin, à Grenoble, où a ouvert le 3 février dernier la nouvelle exposition, en France, d’Adel Abdessemed, « Drawing for Human Park ».

Adel Abdessemed, né en 1971, à Constantine, en Algérie, entre aux Beaux-Arts d’Alger à 19 ans, en 1990, alors que son pays affronte, après la victoire du FIS aux législatives, attentats, meurtres d’étudiants, d’écrivains, d’intellectuels. En 1992, il s’exile en France où son entrée sur la scène artistique est magistrale : « Habibi », en 2004, au Frac Champagne-Ardenne puis « Pratice Zero Tolerance », présenté à la Criée à Rennes puis au Plateau, à Paris, en 2006, l’imposent. Présent dans la plupart des grandes manifestations d’art contemporain, jusqu’à la récente Biennale de Venise, encensé par la critique française, invité des directeurs de Frac ou des centres d’art, Adel Abdessemed, avant son « Drawing for Human Park », à Grenoble, avait présenté au P.S.1 Contemporary Center sa première exposition new-yorkaise et intégré la David Zwirner Gallery de New York.

Acte 2 : « Anything can happen when an animal is your cameraman ». Une mariée se fait passer la bague au doigt par un gorille (ou par l’artiste qui a revêtu l’habit de l’animal). Le médium : la photographie qui place ses sujets frontalement, dans un premier plan envahissant. Déclinaison des sens possibles de l’image, directe, plane. Humanité et animalité, union célébrée avec l’autre absolu, transgression des interdits, mariage des différences. Universalisme réinventé. L’artiste endosse toutes les positions, toutes les limites et l’au-delà des limites, tous les travestissements communs, tous les médiums que lui procurent les grammaires formelles des arts visuels contemporains pour énoncer sa représentation du monde. Répulsion et attirance. Sortir de l’inhumanité des temps présents.

Acte 3 : « Jump and Jolt ». Sur le trottoir d’une ville, un âne rue. Le médium : une photographie qui rejoint les séries photographiques bestiaires d’Adel, qui fait de la rue de son atelier parisien son lieu de tournage. L’homme/animal « saute, sursaute, retourne, contourne, agrandit, rebondit ». Sa recherche artistique est recherche de sens. Métaphore d’une pensée dialectique et de ses infinis retournements, liberté de la pensée. Adel dit qu’il a « une pensée pour chaque circonstance ».

Acte 4 : « Also sprach Allah ». Un tapis de prière où s’est inscrite cette phrase nietzschéenne. Le médium : comme un tableau. Le trait est dansant, incertain, haché, arabesque, flottant. Qui parle ? D’où ? Un dieu ? Nous ? Chacun ? Incertitudes… Plus loin, une vidéo au titre identique : l’artiste est là projeté en l’air par un groupe d’hommes. Adel Abdessemed trace, à chaque lancer, un trait de la lettre, de la phrase entière. Effort iconoclaste, ironie, relativisme de la dérision.

Acte 5 : « Don’t trust me ». Un coup de marteau brut, inexorable, abat un animal. Acte en six vidéos posées au sol de l’espace central des galeries d’exposition. En boucle. L’animal tombe. Chaque animal tombe. Sacrifices rituels. Abattage aveugle. Et cela recommence dans une interminable horreur du geste. Geste de l’horreur dont on ne voit pas le meurtrier, dont on ne voit pas l’origine, dont on ne voit pas le sens. Juste voir la conséquence irréversible et ne voir que cela. Et puis, être envahi par le son sec, répété, du coup qui abat, ce bruit démultiplié par les bandes-son des six vidéos, déflagrations qui retentissent dans l’ensemble du lieu, qui le brutalisent, le terrifient, le dominent. Le bruit et l’horreur. Voulons-nous croire que nous vivons de/dans cette horreur ? Voulons-nous croire que nous vivons de/dans cette peur ? Adel dit qu’il faut faire de la peur son alliée dans ce monde naufragé…

Acte 6 : « Hélikoptère ». Les deux grandes plaques de bois sont accrochées, tels des tableaux inachevés, en attente. Comment représenter la réalité de ce monde-là, entre peur et survie ? Nostalgie de Géricault.

Acte 7 : « Telle mère tel fils ». En regard des arabesques fragmentées, trois cockpits et trois queues de fuselage d’avion tressés ensemble par de longs et souples tuyaux de toile. La représentation du naufrage en une étrange violence, en une étrange douceur. Sculpture du désastre, sculpture des désorientations. Adel bidouille avec des matériaux évidents, immédiats. Monde en transit de lui-même.

Acte 8 : « Messieurs les Volontaristes ». De longues barres de métal brun sculptent un fragment d’espace de la Rue du Magasin, dessinant un monumental cercueil. Cercueil de l’artiste (la pièce n’est pas sans évoquer « Habibi », cette sculpture-squelette qui fut présentée en 2004 au Frac Champagne-Ardenne) ? Cercueil de l’art ? Cercueil de l’humanité ? Architecture du deuil où nous a conduit le monde terrorisé de l’après-11-Septembre.

« Drawing for Human Park » est l’œuvre, en ses fragments composites, d’un artiste au temps de la mondialisation capitaliste et des fanatismes multipliés. Un artiste d’après la chute du Mur, un artiste d’après le 11-Septembre. Trop simple ? Pas si sûr. C’est une œuvre brute, sans fard. C’est une œuvre qui pose la question centrale de la représentation de la guerre, de la violence, du réel. C’est l’abrupt de ses images qui les éloignent à la fois du documentaire et de la banalisation médiatique du visuel. La filiation que fait l’artiste avec le célèbre tableau de Géricault ne relève d’aucun maniérisme esthétique, mais de l’obsédante question du comment, aujourd’hui, dire les horreurs radicales dans une capacité possible de l’art à résister. En volumes et en espaces, en des fragments autonomes et unis, Adel Abdessemed dessine les contours d’un nouveau « Radeau de la Méduse ». Fragiles.

Cet article a été initialement publié le 26 février 2008.

marjorie micucci-zaguedoun 

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