Chris Marker vient de mourir à 91 ans. Poptronics vous offre la dernière interview et le dernier photomontage de celui qui fut l’un de ses plus vifs contributeurs.
Le magrittien dernier photomontage de Chris Marker, reçu par mail le 5 juin 2012 par une poignée de contacts, dernier regard sur l’actualité d’un intellectuel qui aura été un observateur de tous les instants des soubresauts du monde. © Chris Marker
< 30'07'12 >
Sans Chris Marker

Chris Marker est mort (à 91 ans) et on n’a pas de mots pour dire notre chagrin. Cinéaste majuscule, il nous a fait l’honneur de mettre un peu de son génie au service de Poptronics. Aujourd’hui, on vous offre sa dernière image, inédite, qu’il avait réalisée au lendemain de la publication de la photo officielle de François Hollande par Raymond Depardon. Dernier clin d’œil à l’actu d’un homme de son époque. Et on vous donne ses mots, rares, avec sa dernière interview, qu’il nous avait accordée à l’automne 2009 pour un pop’lab exceptionnel (à consulter ici en intégralité), alors que le Brésil célébrait Guillaume-en-Egypte, le chat-pigiste de Poptronics. Parlant pour son double félin, Chris Marker apparaissait tel qu’en lui-même : alerte, érudit, drôle. Parfaitement au monde. On vous racontera peut-être plus tard, quand les larmes auront séché, ce qu’il était pour nous, nos échanges, ses attentions, ses cadeaux (films, photos, textes...), son atelier. Ou peut-être pas… Pour l’heure, on dira simplement merci à Chris Marker. Pour tout.

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Un chat pigiste mégalo. Un chat dessiné à la main et citoyen du Net. Guillaume-en-Egypte, avec ses traits noir-orange et ses bulles drôlissimes, n’est pas un chat ordinaire. Plus avant-gardiste que ses cousins Krazy Kat et autres Grinning Cat, ce félin-là nage comme un poisson dans l’eau sur le site poptronics, média français des cultures électroniques, et vole dans Second Life.

Guillaume-en-Egypte, tu n’as pas grand-chose d’abyssin, alors d’où vient ton nom ?

Chat trouvé, on m’avait donné un nom quelconque. Un jour, Chris teste une caméra empruntée (du genre qui permet les sous-titres « de vacances »). Le possesseur de la caméra a un enfant nommé Guillaume, il vient de l’emmener en Egypte, et le sous-titre est resté incrusté. Chris cadre la seule chose intéressante dans la maison - moi - et s’écrie : « C’est ton vrai nom ! » Or C’ÉTAIT mon vrai nom. (cf. le poème bien connu de T.S. Eliot : « Tout chat a un nom secret, qu’il est seul à connaître. »)

As-tu plusieurs vies comme tous les chats, celle du « vrai » chat qui aidait Chris Marker à monter ses films, celle du chat faxeur qui commentait le monde tel qu’il va mal pour son cercle d’amis, celle du chat guide numérique dans le CD-rom « Immemory », dans « Chats perchés » ou sur Second Life, celle du commentateur acide sur l’Internet dans « Un regard moderne » et aujourd’hui sur poptronics ?

Ça n’en fait que cinq, Il m’en reste quatre mais ce sont mes quatre vies privées.

Pourquoi avoir choisi l’Internet comme territoire de chasse ? Et, accessoirement, pourquoi le site poptronics (et pas un grand média généraliste) ?

Pourquoi, il y a plus chic que poptronics ?

Un chat pigiste, franchement, qui tu crois que ça peut mystifier ?

Lincoln disait : « Un chat peut mystifier tout le monde quelque temps, quelques-uns tout le temps, pas tout le monde tout le temps. » Il ne me connaissait pas.

Techniquement, tu te prends pour qui ? Tes collages font penser à l’esthétique DIY (« do it yourself »), presque punk (post-Bazooka), en tout cas contemporaine du home studio et des pratiques culturelles sur les réseaux (les vidéos de partage sur Youtube, les photomontages potaches, etc.). Le mélange que tu concoctes de dessins, bulles de bandes dessinées et repiquage d’images d’actualité est volontairement réalisé « à l’économie ». C’est pour maintenir ton indépendance ou par souci d’efficacité ?

Simplement pour aller plus vite. Mes neuf vies sont très remplies, vous savez.

Te sens-tu appartenir à une famille, celle qui aurait comme ancêtre le Grinning Cat de Lewis Caroll, comme oncle d’Amérique Felix the Cat, comme cousin oriental « le Chat du rabbin », et comme petit dernier un peu hors-la-loi M. Chat ?

Et Krazy Kat, notre grand-mère à tous ? Bien sûr que nous sommes tous cousins. Même si je n’ai pas beaucoup le sens de la famille.

Le papier, le journal, les médias, ce sont des univers du passé pour toi ? Tu avais occupé le quotidien « Libération » en 2004 mais d’une présence silencieuse. Et voilà que dans ce pop’lab tout à ta gloire, tu donnes de ta personne. Pourquoi ?

D’abord, je n’ai rien demandé. On m’honore, j’accepte, avec ma modestie naturelle. Mais d’ici peu, le papier sera le support le plus tendance, comme le vinyle et le mariage.

Comment expliques-tu que tu sois aussi à l’aise avec les nouvelles technologies ?

Frankly my deah, je ne me pose pas la question. Et puis nouvelles, nouvelles… Je trouve plutôt qu’elles ne vont pas assez vite pour moi.

Et d’ailleurs, pourquoi l’Internet est-il à ce point un repaire de chats (au point d’inventer la Journée sans chat sur l’Internet, le 9-9-9) ?

Internet reflète le monde, et il y a au monde deux choses inépuisables, et seulement deux : la musique et les chats. Vous ne supporteriez pas tous les jours vos films préférés, vos livres préférés, même pas vos amis préférés. Il faut des pauses. Mais l’émerveillement devant le chat, connu ou inconnu, et devant la musique, connue ou inconnue, ne connaît pas la pause, ni l’usure. Bien sûr il y a des chats idiots, comme Garfield, et de la mauvaise musique, comme J.-M. Jarre – mais ceux-là s’excluent eux-mêmes de leur catégorie : ce sont des simulacres. Chris, à qui il arrive de dire des choses sensées, parlait l’autre jour avec la correspondante d’un magazine américain. L’ingénue lui demandait : « Pourquoi cette préférence pour les chats ? Ce pourrait être un autre animal, le chien par exemple… » Réponse : « En somme, je fais un film sur une femme et vous me dites : pourquoi pas une vache ? »

Pourquoi venir faire un tour au Brésil, c’est la présence de Lula qui te motive ? Toi aussi, tu veux relancer l’amitié franco-brésilienne ?

Moi je n’ai rien à relancer. Ma relation avec le Brésil est ancienne, et multiple. Voilà deux exemples. Grâce à Chris, mon enfance a été bercée par la musique brésilienne. Je connais Chico Buarque par cœur. J’ai quelque part une photo dédicacée de Gilberto Gil. J’ai présenté, dans des ciné-clubs pour chats, « Os Fuzis » et « Antonio Das Mortes ». D’où l’hommage à Glauber [Rocha] ci-dessus. Mes amis brésiliens y ont vu une intention malicieuse : à Cannes, « Antonio Das Mortes » était en compétition avec « les Parapluies de Cherbourg ». Lien évident – sauf que moi, je l’avais complètement oublié.

Quelle relation entretiens-tu avec celui qui t’a mis sous la lumière, en photo puis en dessin ? Lequel des deux fait la leçon et indique la voie ? Qui de toi ou de lui est le plus aventureux des deux ?

C’est moi, bien sûr, mais je ne le dis pas trop. Il y a suffisamment de gens qui racontent leur vie à la télé. Disons que pour un humain, il est acceptable. On se complète. J’ai les idées, lui un peu de technique, on est comme Socrate et Platon. Cherchez qui est Socrate.

Tu te présentais il y a quelques années comme le « chat et l’assistant de Chris ». Est-ce que tu n’aurais pas un peu inversé les rôles, du fait d’une mégalomanie galopante ?

A votre avis, qui est la star ? Le monstre ou le docteur Frankenstein ?

Tes pérégrinations dans Second Life ne t’auraient-elles pas un peu tourné la tête ?

On a facilement la tête qui tourne dans SL, mais je crois que c’est fait pour ça. Einstein : « La réalité aussi est une illusion, mais du genre qui dure. » Donc dès que ça dure un peu, on se demande de quel côté du miroir on est. Les gens que j’y rencontre sont un peu cinglés. à tous je dis : lisez « l’Invention de Morel » de Bioy Casares, et vous comprendrez où vous êtes. Certains l’ont fait, et m’ont remercié.

Qu’est-ce que tu aimes dans cet univers parallèle ?

Le monde de Bioy : un monde de fantômes, ces gens dont on ne sait rien, dont l’apparence est forcément un mensonge, mais où justement il est si facile de mentir que certaines âmes perverses, j’en suis sûr, éprouvent un malin plaisir à dire la vérité, juste pour ne pas être crues. Maintenant, j’ai mon île dans SL. J’y donne des rendez-vous à des gens qui viennent de tous les coins du monde. Et c’est un fait qu’on y accomplit quelque chose d’absolument nouveau dans l’histoire de la communication. Ce n’est pas tout à fait la réalité, et pourtant… Le téléphone, les e-mails, même une vidéoconférence n’abolissent pas la distance, ils soulignent plutôt notre effort pour la surmonter. Dans SL, elle est abolie. on est là et on n’est pas là dans le même moment, comme mon autre cousin, le chat de Schrödinger. Jamais personne n’avait éprouvé ça.

Quand tu parles de l’actualité, c’est depuis un point d’observation français. Est-ce que ta vie sur les réseaux t’a permis d’élargir ta vision ? Tu en penses quoi de la globalisation ?

Ce qu’on voit sur poptronics c’est forcément, par la langue, ce qui a un rapport avec l’internaute français, ou au moins francophone. Mais j’ai toute une production en anglais, centrée Etats-Unis, dont je ne publie que rarement la traduction. Mon gosier de métal, etc.

On peut dire qu’en tant que chat pigiste, tu as certaines obsessions, comme le président français Sarkozy que tu égratignes régulièrement, comme Bush avant que n’arrive Obama. Est-ce que tu roules pour un parti ?

Pas ma faute si ce début de siècle a vu la personnalisation du pouvoir tourner à la caricature. Autrefois, on caricaturait les dictateurs, pas les présidents. Je ne suis pas sûr que ce soit un progrès.

Tu dis non, mais c’est bien toi qui a soutenu Obama pendant sa campagne en lançant un t-shirt « Cats go Barack » ?

Obama… Qu’est-ce que j’ai dit de lui, déjà ? Ah oui, ça me revient : qu’il serait « le premier président noir des Etats-Unis ». Quand je l’ai écrit ? Le 11 novembre 2004. Oh, j’ai dit ça comme ça…

Au départ, tu commentais l’actualité qui ne faisait pas les manchettes, comme les animaux mascottes de la Royal Navy, des choses que tu étais le seul à voir. Pourquoi aujourd’hui Sarkozy, le parti socialiste en France ou Poutine font-ils l’objet de tes sarcasmes ?

C’est vrai : les politiques, dans la société du spectacle, finissent par occuper une place indue dans notre imaginaire, et comme mon temps de chroniqueur est quand même limité… Mais je glisse souvent des petits détails qui ne sont perceptibles qu’à quelques initiés. C’est Chris qui m’a appris ça. Il fait des films, et tout le monde croit qu’il traite de sujets sérieux. En fait, ce sont tous des messages personnels.

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