Pourquoi l’Oculus Rift, Google Cardboard and cie ignorent-ils les communautés des mondes virtuels existants, de « Second Life » à « World of Warcraft » ou « Minecraft » ? Poptronics a demandé son point de vue éclairé à Nicolas Barrial, un vétéran de « Second Life » qui documente sur son site depuis plus de dix ans la sociologie des acteurs de la réalité virtuelle.
Avatar équipé d’Oculus Rift (vertige…). © DR
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Pourquoi l’Oculus Rift se fout des mondes virtuels d’aujourd’hui

Nicolas Barrial, un vétéran de « Second Life », cette ancêtre du fameux métavers, étudie et documente depuis plus de dix ans la communauté, ses développements et la sociologie des acteurs de la réalité virtuelle. Comme il est aussi un observateur du renouveau de la VR via l’Oculus Rift, Poptronics lui a demandé pourquoi les mondes virtuels semblent toujours à l’index.

« Un anneau pour les gouverner tous… » L’Oculus Rift est un peu comme l’anneau de Tolkien, vecteur de convergence du monde des humains et de celui des avatars. Mais sous quelle bannière ? A dire vrai, les concepteurs de l’Oculus Rift semblent se ficher comme d’une guigne des communautés virtuelles préexistantes. On ne leur en tiendrait pas rigueur s’ils ne s’épanchaient à l’envi sur l’avènement d’un Internet habité, un métavers.

Or, c’est bien dans le « prolétariat » du contenu généré par les utilisateurs que l’on trouve déjà des vies largement gouvernées par la virtualité. En l’occurrence, au sein des mondes virtuels créatifs. Il s’agirait presque d’un déni de paternité si l’on considère l’anecdote suivante : c’est Cory Ondrejka, le co-créateur de Second Life, devenu chef ingénieur chez Facebook, qui a commandité le rachat d’Oculus par le réseau social.

Mais si confier aux utilisateurs la construction d’un monde ressemble à un piège parfait, c’est aussi assez chronophage pour prendre des parts de marché au jeu vidéo. Un marché sur lequel Oculus compte pour s’imposer dans les foyers. A titre d’exemple, Sony a récemment abandonné Home, le monde virtuel de la Playstation, parce qu’il contrevenait à la vente de temps de jeu. Ce sont bien deux cultures qui s’affrontent et Oculus a choisi son camp : s’il y a un métavers, il en voudra les clés.

Oculus est le cerbère de la porte mais se rêve en démiurge

Brendan Iribe, CEO d’Oculus, à qui l’on demandait pourquoi c’était Facebook et non un géant du jeu vidéo qui avait racheté sa start-up, déclarait en mai 2014 : « Voulez-vous créer une plate-forme avec un milliard d’utilisateurs ou juste quelques millions ? » Beaucoup y ont vu le signe de l’avènement du fameux métavers. Mais rien dans la culture d’Oculus, ni même chez Facebook, ne laisse présager qu’ils soient prêts à mener une telle entreprise.

Pourquoi ? Tout simplement parce que décréter le métavers, c’est mal. C’est ce que nous racontent toutes les dystopies du futur. Lucidscape, une start-up qui développe un moteur capable de simuler un vaste réseau de mondes virtuels, donne cette définition du métavers : « Dépourvu de toutes formes de contrôle centralisé, libre de gardiens et de censure sous couvert de curation. Parce que si quelqu’un vous dit ce que vous êtes autorisé à faire à l’intérieur, alors ce n’est pas le métavers. »

La curation de contenus, justement, c’est le fonds de commerce de Facebook et Mark Zuckerberg a rapidement embrayé sur son acquisition en prophétisant une ère nouvelle : l’informatique optique. Piqué au vif, Google a surenchéri en rachetant Magic Leap qui promet une réalité virtuelle indistincte du réel. Et pour bien prouver qu’ils volent le futur à Facebook, Google a embauché Neil Stevenson, l’auteur du « Samouraï virtuel » – que l’on citait d’ailleurs comme le modèle de Second Life.

Il semblerait que, dans l’esprit des leaders maximo du Web, les mondes virtuels littéraires soient plus vivaces que leur pendants du réel. Ainsi, la nouvelle référence brandie par le milieu de la VR, c’est « Ready Player One ». Le roman d’Ernest Cline décrit un monde au bord du chaos, qui trouve son salut économique dans Oasis, un monde virtuel tout puissant. Mais le roman se caractérise surtout par ses références incessantes aux jeux vidéo des années 1980. C’est dire l’empreinte sur les espaces 3D du jeu vidéo qui voit les avatars comme des véhicules de sensations prêtes à l’emploi.

« C’est facile pour nous qui vivons en Californie de dire que la réalité virtuelle n’est pas aussi bonne que la réalité. Mais la plupart des gens ne vivent pas en Californie. » Palmer Luckey, fondateur d’Oculus Rift

Palmer Luckey, le jeune fondateur d’Oculus, et son mentor John Carmack ne disent pas autre chose lorsqu’ils parlent de la réalité virtuelle comme d’une revanche pour les sans-grade. Palmer Luckey fait référence aux expériences que vivent les riches Californiens qui seront désormais à la portée de tous. La réalité virtuelle comme vecteur de paix sociale… cela rappelle d’autres opiums.

Quand John Carmack (Id Software) découvrait la première version d’Oculus, en 2012 :

Mais derrière le discours de la frustration, il est légitime de parler d’émancipation au travers d’un substrat technologique. Lors de mes voyages dans les conventions « Second Life » aux Etats-Unis, j’ai rencontré beaucoup d’utilisateurs qui souffraient de problèmes de santé ou d’isolement. « Second Life » leur apportait un confort social et matériel –beaucoup avaient su monétiser la plateforme. Le périphérique est bien accessoire dans l’appétit pour la virtualité et la quête d’une nouvelle identité.


Mon avatar en pleine introspection dans Second Life. © DR

Aujourd’hui encore, les casques ne privilégient pas cette quête ; au contraire, la vue subjective qui vous masque à vous-même, la brièveté des expériences et surtout la rareté d’y rencontrer autrui sont des freins. Mais les appareillages tête haute inaugurent bien une nouvelle ère, un quasi parallélisme avec le réel. L’avatar se redresse et marche. A mesure qu’il va s’éloigner et rencontrer l’altérité, une identité consubstantielle de l’univers qu’il traversera va apparaître.

L’immersion rapide des corps au travers des visiocasques devrait consacrer l’empathie des non-initiés avec l’incarnation numérique. Mais si l’Oculus Rift est une expérience de réalité, les mondes virtuels sont une expérience de vérité. S’y consacrer est un souhait que l’on ne peut pas formaliser pour autrui, sans pour autant être juge de ceux qui s’y risquent. C’est pourquoi on ne parle pas de jeu mais d’entrepreneuriat, parfois de survie, et finalement d’attachement pour ceux qui partagent votre dévotion. Et je crois pouvoir affirmer qu’en terme de réalité virtuelle, les sentiments sont plus accrocheurs que les sensations.

Ils ont les lunettes mais nous avons le monde

Comment retisser la filiation entre la VR optique et ceux qui vivent la réalité virtuelle au quotidien depuis des années ? Pour reprendre les termes de Philip Rosedale, créateur de l’univers 3D « Second Life », parlant de l’Oculus Rift : « Un casque de réalité virtuel, très bien, mais pour se retrouver où ? »


Une région en construction sur la Francogrid (OpenSim), par l’artiste Cherry Manga. © DR

La première réponse, ce sont les faits : l’insubmersible « Second Life », revendiquant plus d’une décennie d’entre-deux mondes (il a été créé en 2002 en version alpha, 2003 pour la bêta), est « Oculus Ready ». Et les OpenSims –les versions open source de « Second Life »– le sont également pour partie. On jugera du taux d’adoption du casque lorsqu’il sera officiellement sur le marché. Mais il y a fort à parier que cela aura une faible influence sur le nombre de personnes qui s’engageront dans une vie en ligne.

Philip Rosedale, le créateur de « Second Life », conserve le premier serveur de « Second Life » dans une boîte en verre :

D’ailleurs, s’il l’on prend « Second Life » comme maître-étalon (il en est d’autres, comme « Minecraft » et ses avatars bâtisseurs), on constate que cet univers 3D temps réel poursuit sa route et assure une rente confortable à Linden Lab, son éditeur. A tel point qu’Ebbe Altberg, le nouveau CEO, a pu financer l’élaboration d’un monde virtuel nouvelle génération, dont on ne connaît pas encore le nom mais qui a été annoncé officiellement l’été dernier.

Le métavers est une ruche d’avatars

Ebbe Alberg dit en substance vouloir donner la possibilité à quiconque de créer des expériences pour l’Oculus Rift. Marchant ainsi sur les plates-bandes du moteur Unity par exemple. On touche là quelque chose d’intéressant : c’est l’idée de consacrer les avatars, détenteurs d’une culture en ligne et d’un historique de bâtisseurs, et d’en faire les manœuvriers d’un métavers pour l’Oculus Rift. Oui, le métavers est une ruche d’avatars qui se construit depuis ses alcôves.

Médiatiquement, le créateur historique de Second Life, Philip Rosedale, a su le mieux surfer sur l’engouement pour Oculus, avec son projet High Fidelity, plate-forme pour mondes virtuels 3D en peer to peer. High Fidelity base cependant sa communication sur le mimétisme de ses avatars avec leurs opérateurs, les mimiques faciales notamment. Par quel miracle ledit mimétisme sera-t-il possible avec un Oculus Rift sur le visage ? La coupure d’avec la culture des communautés en ligne est un terrain favorable à des interprétations erronées.

« En VR pendant des heures »

Quel sera donc l’apport fondamental de l’Oculus Rift pour les mondes virtuels ? A mon sens, il ne faut pas apprécier la problématique dans ce sens. Lors du dernier CES de Las Vegas, le salon américain de l’électronique grand public, en janvier 2015, John Carmack, CTO d’Oculus, déclarait : « Nous voulons que les gens soient en VR pendant des heures. Il y a des défis importants auxquels nous devons faire face. » Je ne crierais pas à l’irresponsabilité de vouloir nous plonger dans les paradis artificiels des heures durant. Plus prosaïquement, je peux dire que plus l’on passe de temps dans un univers, plus l’on doit y trouver une source de subsistance.

Or, si Oculus et Facebook nous dessinent un avenir à la « Ready Player One », il s’agirait de commencer à y chercher des leviers de croissance pour leurs utilisateurs. Le sujet est déjà une gageure sur le Web en général. Là encore, l’économie collaborative des mondes virtuels pourrait donner un surplus de disruptivité à cette informatique optique vis à vis du Web.

Ce qu’Oculus a réussi dans l’approche collégiale de son développement (les kits dev) ne devrait pas lui faire oublier ces tunneliers qui creusent à l’autre extrémité de la convergence, j’ai nommé les avatars. Et de rappeler que sur ces chantiers de la vie en ligne, le port du casque n’est pas encore obligatoire.

nicolas barrial 

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