Bruce Sterling, l’écrivain cyberpunk américain, évoque l’influence de J.G. Ballard, disparu le 19 avril. Cette interview est tirée de l’entretien publié fin 2008 dans l’excellent recueil « J. G. Ballard hautes altitudes », sous la direction de Jérôme Schmidt et Emilie Notéris aux éditions è®e.
L’entretien de Sterling sur Ballard est paru fin 2008 dans « J. G. Ballard hautes altitudes ». Sur la couverture, une œuvre de Simon Boudvin, « Yangpyong » (2004). © DR
< 13'08'09 >
J.G. Ballard, The Vanishing Point (2/2)

(Pop’archive). L’écrivain J.G. Ballard est mort dimanche. Bruce Sterling, l’écrivain cyberpunk américain qu’on ne présente plus, avait répondu en 2005 aux questions de Chris Nakashima-Brown, auteur « de pulp fiction pour gens intelligents », pour ballardian.com, le site « non-officiel » dédié à l’univers et l’œuvre de J.G. Ballard. Cet entretien traduit en français a été publié fin 2008 dans l’excellent recueil de textes, interviews et interventions artistiques « J. G. Ballard hautes altitudes », sous la direction de Jérôme Schmidt et Emilie Notéris. Nous en publions de larges extraits, avec la complicité des éditions è®e.

Vous avez écrit dans votre introduction à « Mirrorshades » que Ballard avait eu un rôle important dans le mouvement cyberpunk…

C’était la première fois que je citais son nom dans l’introduction de ce livre, mais, en vérité, il est bien plus important que cela. Ballard a été le premier écrivain de science-fiction que j’ai lu et qui m’ait fait un tel effet. Je lisais beaucoup de science-fiction classique, du type space-opera, à la Andre Norton, quand j’avais 13 ou 14 ans, et puis j’ai découvert « La Forêt de cristal ». Ce livre possédait un caractère profondément dérangeant pour le lecteur, en comparaison avec les autres ouvrages de fiction… Si vous pensez à tous les mécanismes narratifs de « La Forêt de cristal », et à la manière dont l’auteur nous pousse à croire ce qui s’y déroule… cette suspension du temps, et ce cristal lépreux… On se fiche pas mal d’apprendre comment ce scientifique dans son laboratoire va comprendre le phénomène, l’inverser et sauver l’humanité. Le problème de la compréhension n’existe pas, à aucun moment. Au contraire, de toute la structure se dégage une certaine acceptation surréaliste et extatique. Tous les romans de Ballard prenant pour thème le désastre sont des fictions sur le contentement psychique. À l’âge de 14 ans, je ne pouvais penser en ces termes. Tout ce que je savais, c’est qu’il se passait quelque chose de radicalement différent dans ce livre ; quelque chose que je n’avais jamais lu auparavant.

Ce sont, en quelque sorte, des laboratoires narratifs, construits pour explorer le subconscient des humains, plutôt que pour les éviter…

En effet. Ballard fut étudiant en médecine. C’est un type qui est très doué pour recycler ce qu’il trouve au fin fond d’un dépotoir : le langage stérile de la commission Warren ou les livres sur les blessures de « Crash ». Il sait donner une nouvelle fonction à du matériau existant. (…)

Comment situez-vous son influence sur votre travail et sur le travail des autres auteurs cyberpunks ? Est-ce que le cyberpunk aurait existé sans lui ?

Oui, j’en suis certain, car le cyberpunk n’est rien d’autre que de la science-fiction dénommée autrement. C’est une autre tentative, avec d’autres développements techniques ; les auteurs ont juste essayé de combler le vide entre ces deux cultures. On a voulu retranscrire la révolution de l’ordinateur de manière littéraire. Ballard est très doué quand il s’agit de transférer les révolutions scientifiques dans le champ littéraire, sans avoir à se coltiner tout le vocable science-fiction pop. Cette langue ennuyeuse tente d’insuffler du magique dans le monde asséché du processus industriel. C’est l’école Carl Sagan, qui veut injecter du scientisme mystique dans une physique de l’assèchement. C’est très téléphoné, contre-nature, car cela tente d’imposer un mystère forcé dans des phénomènes naturels, pour ensuite artificiellement décortiquer ce « mystère » avec une fausse sensibilité. Il y a quelque chose de pourri dans cette approche. Comme quand un adulte tente d’expliquer la sexualité à un enfant en parlant des cigognes et des abeilles, sans lui expliquer le désir sexuel.

La science-fiction pop a tous ces défauts, pas Ballard. Il est très à l’aise dans le monde scientifique, il écrivait auparavant pour des magazines spécialisés pour survivre. Il savait où découvrir les dernières avancées scientifiques, comment les phraser, et comment les expliquer aux lecteurs des magazines scientifiques. Il n’est pas écrasé par le poids des données. Il n’a pas besoin de scientisme mystique. Il ne drape pas la réalité dans une sorte de majesté littéraire ou avec des métaphores pourries.

Le considérez-vous comme un écrivain de science-fiction ?

Je dirais même qu’il est le seul écrivain de science-fiction. C’est un personnage de la même envergure que Stanislas Lem, par exemple. Il a réussi à donner de nouvelles fonctions au genre, afin d’explorer des territoires jusqu’alors insoupçonnés. C’est comme Hendrix qui a pris une guitare et lui a fait faire des choses jamais imaginées avant, sortant des notes de flûte ou de saxophone. C’est toute cette folie que Ballard a apportée au genre.

Pourtant, il n’extrapole rien, il n’est pas futuriste…

Si, c’est un futuriste qui extrapole, mais toujours à partir de préceptes négatifs et sombres.

Une science-fiction sociale plus que physique, en quelque sorte ?

Je ne pense même pas que ce soit une science-fiction sociale. Un livre comme « Crash », c’est comme s’il avait décidé d’étudier le porno hardcore ou le bondage. Il s’est dit : pourquoi ne pas faire pareil avec des voitures ? C’est bien une extrapolation. En fait, il ne semble pas y avoir de raisons pour lesquelles les gens n’auraient pas le droit d’être obsédés par les collisions mécaniques. C’est un peu comme, dans la science-fiction classique lorsque les voitures deviennent des voitures volantes. Rien de plus fou comme extrapolation.

Ballard est un des rares écrivains qui extrapole à l’intérieur même de la psyché humaine, qui se dit « si le bondage existe, pourquoi pas le désir naissant des crashs ». Prenez son histoire « Manhole69 », qui parle d’une expérimentation qui rend les gens insomniaques et claustrophobes. Ils sont en quelque sorte libérés, ne dorment pas, et à la fin, ils succombent à une déprime très dure car ils ont l’impression que leurs psychés sont enfermées dans des boîtes minuscules. C’est une extrapolation, basée sur la folie. Cela induit que la réaction humaine à l’innovation technique peut être imprévisible. Ce n’est pas une manière de penser scientifique, technique ou médicale -c’est vraiment surréaliste. (…)

Beaucoup de ses livres se déroulent dans un contexte apocalyptique, proche des catastrophes climatiques de livres comme ceux de Kim Stanley Robinson ; on retrouve les mêmes thématiques dans certains de vos ouvrages du milieu des années 90. Ballard possède une approche très différente, comme les autres écrivains anglais, mais avec en plus une sorte de joie perverse quand il évoque les aspects libertaires du désastre.

Il ne faut pas oublier que Ballard a vécu très jeune dans un camp de prisonniers, et c’est ce qui lui permet d’accepter les drames du monde bourgeois et de les observer. Lem avait la même approche. Je me souviens d’une phrase de Lem qui disait que l’existence d’horreurs comme celles perpétrées dans les camps de concentration nazis rendait dérisoire et impossible l’écriture centrée sur l’individu : après cela, on ne pouvait plus écrire quelque chose de sérieux que dans le cadre de l’annihilation de toute une population. En fait, cela n’a plus grand sens d’écrire sur quelque chose de moins important qu’un génocide. Lem a été le témoin de l’indescriptible, de l’innommable. Comme si vous sortiez un jour de chez vous, et que vous découvriez que votre ville a été détruite par des bombardiers Stuka —cela vous ouvre une nouvelle case dans votre imagination.

Calvino est très proche de Ballard, sur bien des points. Il extrapole énormément, avec une dimension ludique et mathématique tirée de l’Oulipo. Une histoire de Calvino part sur un précepte étrange, examiné depuis une perspective mathématicophilosophique.

Il travaille énormément sur l’univers mental, mais pas de façon à ce que le lecteur aille se gratter le front en se disant « tiens, c’est exactement moi ça ». Non, vous en serez bien loin…

Certains de vos livres possèdent de grandes influences ballardiennes, comme « The beautiful & the sublime », où tous ces gens sont regroupés autour de cette montagne de sable vermillon, etc. Reconnaissez-vous ces influences ?

J’ai intégré le travail de Ballard à un très jeune âge, mais je n’ai jamais voulu écrire un pastiche de son œuvre, pas plus que d’un livre d’Edgar Rice Burroughs, par exemple. Il m’est déjà arrivé d’écrire une phrase et de me dire : « Wow, on croirait du Ballard. » Mais je ne voudrais ni n’oserais écrire une histoire à la Ballard. Vraiment pas.

Voyez-vous ses influences chez d’autres écrivains cyberpunks, comme Gibson ou Neal Stephenson ?

Lew Shiner parlait beaucoup de Ballard —c’est un grand fan. Gibson a assurément déjà lu Ballard. Beaucoup d’auteurs cyberpunks sont anglophiles. On est un peu la New Wave 2.0, et si vous faisiez partie de la New Wave, mieux valait être en Angleterre, car c’était là où tout se jouait. Je suis un disciple d’Harlan Ellison, bien sûr, donc j’appartiens à l’héritage américain de la New Wave. Mais il fallait lire Ballard, bien sûr. Je sais par exemple que John Kessel et James Patrick Kelly, ainsi qu’énormément d’autres écrivains dans la veine humaniste étaient extrêmement jaloux de Ballard. Ils n’aimaient pas l’idée que les cyberpunks s’approprient ce type —eux qui le considéraient comme leur héros— car pour eux, il écrivait de la véritable littérature avec de la matière scientifique, rien à voir avec ces idiots de cyberpunks et leur concours débile de puissance RAM.

En quoi Ballard a-t-il transcendé le genre ?

En fait, il sait vraiment de quoi il parle. Ballard peut écrire une chronique sur un film, ce sera parfait, aucun écrivain de science-fiction n’aurait réussi à le faire. Les écrivains de science-fiction ne savent ni parler de culture pop, ni de culture classique, sans se mettre en valeur. C’est humiliant ; Ballard n’opère jamais ainsi. Il dit des choses très affirmatives sur la science-fiction comme « c’est la seule véritable littérature du XXe siècle » ou « La Terre est la seule planète alien », des choses très intelligentes. Ballard est un type —un écrivain de science-fiction— qui déclenche le chaos quand il organise une exposition dans une galerie d’art. Si vous invitez des écrivains de science-fiction dans une galerie, ils vous sortiront des inepties du genre : « Je capte pas tout chez Picasso » ou « J’aime bien Bridget Riley, son pop art. C’est bien son nom, n’est-ce pas ? » Ils ne comprennent rien à l’art en général. Ballard a bien plus de goût que tous les autres écrivains de science-fiction. Il a étudié le mouvement surréaliste —il n’y a qu’à regarder « La Forêt de cristal », avec sa couverture signée par Ernst. Il pose un regard intellectuellement cohérent sur des domaines qui ne sont pas scientifiques ou technologiques. Il possède une boîte à outils théorique bien plus variée. Il sait lire, il a voyagé, c’est un enfant de la diaspora, il a été éduqué en Chine, il n’est pas un gamin de Little England. Rien ne bloque sa soif de culture. Il n’a jamais succombé aux sirènes nationalistes. Il n’est pas religieux. Il a une imagination à l’échelle cosmique. C’est un type difficile à surprendre.

Quand Ballard a écrit dans l’édition française de « Crash » que « la science-fiction est la seule véritable littérature du XXe siècle », est-ce qu’il pourrait dire la même chose pour le XXIe siècle ?

Je ne suis pas certain que cela soit encore valable. Par contre, je parierais que si un type tombe sur cet entretien au XXIIe siècle et se décide à découvrir Ballard, pour peu qu’il ait l’esprit enclin à la mécanique ballardienne, alors il sera d’accord avec lui. Malheureusement, ils penseront aussi que le seul type à avoir écrit de la sciencefiction était Ballard. C’est peut-être le cas, d’ailleurs. Le jugement de l’histoire est sans appel, mais je pense qu’il y a une forte chance pour que son oeuvre puisse être lue dans une centaine d’années, contrairement à 90% des autres écrivains. (…)

Y’a-t-il des raisons d’être optimiste ?

C’est déjà plutôt positif que Ballard ait vécu si longtemps, car il a pu essaimer ses livres plus longtemps. Si vous aviez regardé tous ces gamins de la New Wave anglaise à la grande époque, vous vous seriez dit : « Ils vont tous finir par se pendre » ou « Ils vont se foutre en l’air comme les beatniks » ou « Ça va finir en meurtre ».

Et s’il y avait bien l’un d’entre eux qui s’en sortirait, cela serait Jimmy Ballard, ce type obsessif, psychotique, qui vous regardait droit dans les yeux. Sa « Foire aux atrocités » constitue vraiment le meilleur de son œuvre. Et pourtant il n’est pas mort d’avoir écrit cela. Au contraire, il nous a nourri avec ces textes. (…)

Ballard a quelque chose à nous apprendre. Il dit bien des choses, et à des gens très différents. Il n’a jamais fait un carton, n’a jamais signé une trilogie pourrie. On a adapté ses livres au cinéma. Il s’en est sorti. Il s’en fiche. Les films étaient potables. Il a touché de l’argent. Ses enfants sont devenus adultes. Il a eu des petits-enfants. Il n’a jamais été en taule ou à l’hôpital. Il n’est pas Jeffrey Archer. Il n’a pas mal fini. Il n’est pas alcoolique. Il a eu une vie que beaucoup envient. (…) C’est un grand artiste. Il a donné quelque chose que peu de personnes donnent, et il est le seul à avoir pu donner ce qu’il nous a légué. Il nous a donné beaucoup, c’était bien, toujours très intéressant. Que demander de plus ?

Cet article a été publié la première fois le 21 avril 2009.

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< 1 > commentaire
écrit le < 22'04'09 > par < Nicolas Boone >

Un poème spontané au maître des apocalypses pour poptro !

BALLARD IS DEAD : un cinéaste disparaît !

Le réchauffement de la planète bien avant que l’on nous parle de "changements climatiques"

IGH avant ZOMBIE & LA INVASION

Une messe publicitaire à Ballard dans une friche industrielle remplie de voitures de luxes accidentées aux abords d’un aéroport

Je voudrais retourner l’œuvre de Ballard dans une fresque explosive aussi fragmentaire que "la Foire aux atrocités"

Pour en finir une bonne fois pour toutes avec toutes les apocalypses....

J’ai tout vu Ballard, et reverrais