“Il faut qu’on Parle !” #5, soirée de créations textuelles, lectures et performances, présentée par Wendy Delorme et Isabelle Sorente, le 17/12/13 à 20h au Point Ephémère (studio Danse à l’étage), 200 quai de Valmy, 75010 Paris, entrée libre.

Avec Laurence Barrère (poète), Chloé Delaume (autofiction, romans), Angélique del Rey (philosophe), Abd el Haq (slameur, poète), Ecce (slameur), Thierry Hoquet (philosophe), Felix J (poète, slameur), Catherine Vidal (neurobiologiste), Etainn Zwer (poète) et des performances de Piersten Leirom, Eli El Adem et Benjamin Dukhan.

Nature ou culture ? Un “orgatronique” (qui utilise l’électricité ionique du bois) de Jean-Baptiste Labrune. A réfléchir pour Il faut qu’on parle #5, ce 17/12. © Jean-Baptiste Labrune
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Il faut qu’on parle, naturellement !

“Dénaturé”. C’est le thème choisi par Wendy Delorme et Isabelle Sorente, les deux auteures à l’origine des soirées “Il faut qu’on Parle !”, pour la cinquième édition de ces lectures et performances ouvertes à la création littéraire, orale, artistique, dont Poptronics est partenaire, ce mardi 17 décembre. Avant de plonger tête bêche dans la trêve des confiseurs (et donc d’assister impuissants à la grève des cerveaux détournés par confettis et autres foies gras), quelques auteurs, poètes, slammeurs et performeurs sont invités à dépasser l’opposition nature-culture, à revisiter le cyborg et les rapports homme-animal.

On retrouvera demain soir, cette fois-ci au Point éphémère (à l’étage, dans le studio danse) à Paris, le plaisir des joutes oratoires littéraires très éclectiques d’IFKP. Avec les écrivains, philosophes, performers et slammeurs Laurence Barrère, Chloé Delaume, Angélique del Rey, Abd el Haq, Ecce, Thierry Hoquet, Felix J, Catherine Vidal, Etainn Zwer, Piersten Leirom, Eli El Adem et Benjamin Dukhan.

En guise de mise en bouche et pour coller à la diversité des modes littéraires abordés, un peu de lecture (à lire ci-dessous ou à télécharger en PDF), par trois des auteurs invités demain, qui nous font l’amitié de nous offrir une poésie (Laurence Barrère, qui aime dire ses textes sur scène)), de la prose (par le danseur performer chanteur Benjamin Dukhan) et un essai philosophique (d’Angélique del Rey).

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Dénaturés ?, par Angélique Del Rey

Angélique Del Rey, enseignante en philosophie, a signé en 2013 la “Tyrannie de l’évaluation” à la Découverte. Elle a co-écrit plusieurs ouvrages avec Michel Benasayag, dont “Eloge du confit” en 2007. Elle a écrit ce texte spécialement pour IFKP #5.

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Quand j’étudiais la philosophie dans les années 1990, l’un des lieux communs était que la “nature” n’existait pas : un pur fantasme de l’esprit humain en quête d’inexistantes normes universelles... Ce lieu commun était tellement fort que ne pas y adhérer vous faisait passer, au mieux pour un écolo naïf, au pire pour un dangereux fasciste. Pour ma part, sans me retrouver pour autant dans ces deux extrémités, je n’adhérais pas audit “topos” (comme on disait alors à propos de ces idées à ne surtout pas interroger), et toujours des questions dans ce genre me taraudaient : pourquoi serions-nous des êtres d’exception ? Pourquoi ce que nous appelons “culture” ne serait pas une condition partagée avec les animaux ? Et surtout, comment peut-on penser que la culture fait tout l’homme ?

Certes, savoir ce que nous serions par “nature”, ou encore ce qu’est la nature indépendamment de l’intervention humaine n’est pas chose aisée. Pour ne prendre qu’un exemple, en France, plus aucune forêt n’existe qui n’ait été été plantée par l’homme... La difficulté tient à ce que la “nature” est généralement le fruit d’une certaine transformation culturelle. Dans le cas de la forêt plantée, on pourrait faire valoir que l’intervention humaine ne va pas jusqu’à créer “ex nihilo” le principe selon lequel les arbres poussent. Soit. Mais jusqu’à quel point cela reste-t-il vrai quand on introduit par exemple des gènes d’animaux dans le patrimoine génétique d’une plante (pour la rendre plus résistante, moins nocive, ou autre utilité de ce genre) ? Et s’il n’est pas possible de saisir l’essence du “naturel” derrière les transformations techniques, qu’est-ce qui permet de dire que ce geste a dé-naturé la plante ?

Du reste, la notion même de “nature” a été l’objet de conceptions différentes ainsi que de redécoupages successifs en fonction des différentes cultures qui tentaient ainsi de se définir. La nature, pour les Grecs de l’Antiquité, est une chose vivante, ce qui “naît de soi-même” (d’où le terme de nature), comportant en soi son principe de mouvement : l’homme fait alors partie de la nature. Par la suite, avec la naissance de la Modernité, la nature se vide de tout principe vivant et devient cette matière inerte, cet objet, que l’intelligence humaine trouve à sa disposition, et dont ledit “sujet conscient”, tellement supérieur en dignité, peut faire ce qu’il veut du moment qu’il en comprend assez les mécanismes pour obtenir des effets contrôlés. Jusqu’à ce que l’époque contemporaine, notre époque, finisse par nier l’existence même d’une “nature”, affirmant que celle-ci est une construction de l’esprit humain cherchant vainement (et non sans perversité) des normes sur lesquelles fonder ses actions.

Il n’en reste pas moins que, et à l’époque où je faisais mes études c’est peut-être cette pensée qui insistait le plus : se demander ce qu’est la nature, au point de douter de son existence, c’est nécessairement présupposer que l’homme en est distinct. Il n’en fait pas partie. Serait “nature” ce que l’homme n’aurait pas transformé, comme si les transformations dont il est l’auteur étaient d’une “nature” totalement différente de celles des autres animaux. Bref, l’homme est un être exceptionnel. Dès lors qu’il est intervenu, lui, dans le monde, pour le transformer, celui-ci acquiert un statut différent, transcendant : celui d’un “monde cultivé”.

Cette “exception humaine” a été, il faut le dire, beaucoup remise en question ces derniers temps. Et sans doute la prise de conscience de l’horreur que représente notre traitement des animaux, ainsi que celle de la lamentable disparition des espèces conséquence d’une crise écologique provoquée par l’homme y sont pour quelque chose... Mais ces phénomènes peuvent sans conteste aussi renforcer l’idée d’une exception humaine... fusse-t-elle affectée d’un signe négatif ! C’est donc un autre phénomène qui explique cette remise en question : l’homme lui-même s’est trouvé pris au piège de son traitement de ladite “nature” et s’est mis à se traiter lui-même comme de la ressource, un “fond” à exploiter sans réserve... Ce retournement dévoile le fait que les dimensions dites culturelles ne sont pas sous contrôle humain, et qu’elles possèdent en elles-mêmes une certaine autonomie. Elles se présentent sous la forme de “macro-processus” qui ont notamment pour effets de déterminer le comportement humain, mais aussi celui des bêtes, ainsi que de modifier les processus organiques. Par exemple, une langue possède comme le disent les linguistes une structure propre, modelant le cerveau de ceux qui la parlent, déterminant leur découpage du monde, leurs sentiments, cadrant leurs relations, etc. Une technique donnée, comme par exemple la technique d’élevage industriel, détermine le comportement des humains qui produisent à son service, affecte les bêtes, de leur naissance à leur mort, ainsi que leur patrimoine génétique, l’évolution des espèces, sans parler de leurs relations aux humains...

Or cette autonomie est-elle toujours de même nature ? Une langue vernaculaire détermine-t-elle le comportement des gens qui la parlent de la même façon qu’un parler mondialisé comme le “globish” aujourd’hui ? Un mode d’élevage traditionnel détermine-t-il la relation homme/bêtes de la même façon que l’élevage industriel ? Une économie territorialisée détermine-t-elle les échanges humains de la même façon que la macro-économie néo-capitaliste ? Il est évident que non... Mais la question est : comment expliquer que la culture OGM, l’élevage industriel de porcs, la vision des employés d’une entreprise comme “une somme de compétences, un capital cognitif global” apparaissent à beaucoup d’entre nous comme “dénaturants” ? Qu’y a-t-il de vrai là-dedans ?

Revenons à ceci : l’idée de nature est toujours couplée à une culture qui s’en sert pour se définir, se donner des limites... ou pas. Or précisément, tout réside dans ce “ou pas”. Car une culture qui se débarrasse de l’idée de “nature”, c’est une culture qui en est arrivée à se passer de toute idée de limites. Une culture pour laquelle “tout est possible”, du moment qu’on a trouvé le moyen de le réaliser. Les possibles ouverts par la technique n’ont plus, dans cette culture-là, de limites pensées ou posées par d’autres domaines : religieux, moral, politique, économique... Dans cette culture, tout ce qui est techniquement possible devient en quelque sorte obligatoire, et c’est la morale, la religion, l’économie, la politique, qui doivent se plier aux nouvelles normes introduites par la puissance technique. Or ceci a en particulier pour effet d’imposer à toutes les dimensions de la vie aussi bien culturelle que sociale, animale ou simplement biologique, le format de l’artefact. Le drame du porc élevé en batterie est le même que celui de l’employé d’une entreprise néolibérale : on le traite comme une machine. On l’empêche de se comporter comme un vivant. En termes plus philosophiques, on lui refuse le statut d’organisme, au sens d’une totalité qui ne saurait être réduite à une somme d’éléments simplement mus par des mécanismes transparents et explicables.

L’époque est réductionniste. Pour elle, pour nous, il n’y a certes pas de nature, mais c’est qu’il n’y a pas non plus vraiment de culture. Pas plus que d’homme, celui-ci se trouvant réduit à un ensemble de fonctions dispersées, modulaires, qui comme le disent certains critiques, le simplifient, le contraignant à rentrer dans des comportements mécaniques, programmés ou programmables. L’homme de la « culture » occidentale post-moderne est entré dans un devenir-machine dont la négation de toute nature n’est qu’un symptôme.

Or comment résister à cela, s’il est vrai que l’on ne fabrique pas la vie par addition d’éléments : on ne refait pas du lien par “développement de culture”, on ne crée pas du désir par acquisition de compétences, on ne fabrique pas des récits pour “ré-enchanter le monde”, on ne sauve pas les animaux par adhésion à des régimes alimentaires qui additionnent les nutriments, etc. Comment résister, si seule la vie engendre la vie, mais qu’à la fois celle-ci perd en diversité, en dimensions, en épaisseur ? Comment retrouver lien, désir, formes, sens, cultures, si ces dimensions émanent d’un principe organique d’intégration qui est précisément ce que combat l’artefactualisation du monde ? Tel est notre problème.

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Mourir artificiel, par Benjamin Dukhan, performeur

Benjamin Dukhan est mannequin, performeur danseur, chanteur autodidacte… Le beau barbu a notamment créé la performance «  How Beautiful  » qui tourne dans des appartements parisiens. En réponse au thème «  Dénaturé  », Benjamin Dukhan a écrit ce texte.

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La force de la Dénature apporte avec elle une silencieuse oraison. Parlant haut et fort comme le cri d’une révolution sourde et perdue d’un cœur fragmenté. Ils attendent là, les dénaturés ; comme on attend que l’on s’apprivoise dans le sens du poil. Ils arrêtent de penser dans la cage dorée de leur propre agonie. Cellules détruites jusqu’au plus loin que l’on puisse regarder. Entrer dans le gène de l’Espoir comme un pirate dans le coffre de la belle épouse. Vanter l’instrument ; ironiser encore davantage lorsqu’ils s’enfoncent dans leur propre histoire. Ils détiennent certainement la clé pourrie d’une porte ancienne qui ne s’ouvrira plus.

S’abstenir de croire est la règle première. Et je me mets à l’heure de la crédulité infâme de revenir à la Joie, à la nature des origines célestes, lorsqu’autrefois, les Déesses chantaient, un millier d’années, les chansons et cantiques d’un pied posé sur la Terre. Elles se forment ici, les lettres de l’Origine. Sucer les glandes olfactives d’un Dieu de l’Amour jusqu’à retrouver l’essence de la vie, la courbe d’une sensation ralentie. Plonger dans la vapeur comme entrer par la grande porte des cimes penchées vers l’horizon. Abreuver encore nos racines secrètes et dévoilées de ce que nous rencontrons tout autour de nous, du ciel aux galaxies, pour s’unir en grande pompe à une nature raccordée aux amplificateurs d’Abondance.

Telle est notre nature. Ils se sont attachés eux-mêmes par les pieds et les poings, soutenus par l’Ego, noirceur de vie, gourmandise sans saveur. Intestin fermé, communication en suspens, patrimoine nouveau d’une croissance exponentielle. Comme on s’en souvient... avez-vous entendu le son d’une cellule qui dort au fond d’un esprit dénaturé ?

Le schéma scientifique veut comprendre autant de sarcasmes. Qui veut bien jouer le rôle du professeur et faire comprendre à ces bêtes sociales l’exactitude de nos croyances nouvelles. Car il s’agit d’un temple nouveau, construit sur des couches successives de révolutions et de guerres.
Naturellement, splendidement, grasse la honte, immensément éloquente la nouvelle Vérité, grotesque l’absence tragique de nos présences dans l’Ici et maintenant.

Notre dénature absorbe comme un vortex toutes les traces de notre belle amnésie, si bien que l’auteur de ce grand scandale repose là, dans la crypte des Capuccini, catacombe des riches admirés par une jungle impatiente d’un retour à la normale. Surprise d’Est en Ouest comme la pornographie avalée par notre propre inhibition. La louange se livre comme un message inconscient. Je désire grandir pour sortir de ma dénature. A chaque fois je me lave dans le bain brûlant de la tendre mélodie du Vrai. Je sèche ma peau de lézard et je rentre abasourdi, dans la galaxie millénaire. Verse moi donc une goutte d’alcool, là, à cet endroit où se sont unis deux gamètes. Là où un milliard d’années d’évolution se défoncent comme des junkies qui se forcent à vivre. Je désire saigner et dénaturer le vivant avant que l’ombre progresse sur les visages des révolutionnaires. Abolition des sensations, sous-traitance de l’Amour, contrefaçon du vivant. Jeu de Dieu pour remplir une gourde trouée. C’est simple et sans pardon puisque je lis en chantant et dansant ; c’est comme se convertir au temple du grand Espoir. Enfin changeons la donne quand tout le monde le voudra, avec passion pour Soi et pour le partage de ce qui a été trouvé.

J’ai 20 ans, j’ai 120 ans, j’ai 520 ans, j’ai 1220 ans, j’ai 2620 ans, j’ai 3431 ans, j’ai 62472 ans, j’ai 66444 ans, j’ai 120120 ans, j’ai 340565 ans, je suis là, je n’ai plus peur d’être au centre de de qui sera l’évolution. Ils arrivent en nombre, les immortels. C’est la notre vraie Nature. Ils échappent à la transformation du temps. Quand le futur devient présent au moment d’entrer profondément à l’intérieur de votre existence.

Ils ont pensé comprendre la nature de la chance, de la prophétie. Nature d’être immortel, le mort appartient à la dé-Nature. Arpenter sous le soleil l’agréable sensation logée dans le corps régénéré. Je suis jeune à rendre les fleurs dansantes dans l’Oasis des retrouvailles. Avoir 12547 ans, c’est s’accomplir devant la grâce d’une croyance nouvelle. L’or, l’argent, le cuivre, l’étincelle cosmique, le soleil pour encore 5 milliards d’années. Le temps dénature nos rêves et nos ambitions. J’ambitionne de transformer le temps en un sentiment enveloppant et protecteur.

Ils annoncent une limite naturelle où l’Amour devrait prospérer : ont-ils écouté le drôle d’air joué depuis la tendre enfance et réduit à une bouée de survie ? Ovation d’une vie raccourcie jusqu’aux miettes lancées aux pigeons idiots. Nous sommes les pigeons d’une ère dénaturée. Quelle est donc notre vrai royaume ? Où pourrons-nous grandir à l’infini ? La fin commence à l’entrée de ce royaume. Cellules relaxées dans l’océan de bienfaisance. Le cynisme est comme le cancer d’un corps exposé à ce qu’ils appellent notre vraie nature.

Je fatalisme pour rester un être social du 21ème siècle. J’adopte les codes d’une nature artificielle. Pour sortir de l’impasse, j’allume en moi la flamme verte, bleue, rouge, orange et jaune de ce qui est réellement découvert, dénudé, appris dans le voyage au plus profond de mes intestins. Le parfum de l’espace se diffuse avec la compréhension d’une espèce en plein régime. Il fantasme outrageusement ce jeune amateur de Vérité. “Faux, croyances !” On brule toujours les gens qui réfléchissent au sens de notre vraie nature. Sans compter que l’intérêt du plus fort réside dans l’intact inconfort de la nature dénaturée.

Rapprocher deux êtres qui s’aiment rend l’idée intéressante. Je crois comprendre que l’instrument principal de notre capacité à nier notre vraie nature est l’ironie et le cynisme de nos assiettes remplies de repas affaiblissants. Aujourd’hui Dieu donna l’orthographe du verbe manger. Manger l’animal dans l’Arche où Noé crève la dalle. Et si c’était là que commençait notre dénature, notre perte d’immortalité ?

J’ai 32481 ans et je danse par nature. Je suis homme en davantage de situations. Je ne griffe pas. J’allège mes transformations en un regard souverain. Mes intestins en jeune depuis 20 jours, 20 ans, 1000 ans. 3000 ans que je ne mange plus. Ils sont affolés de joie comme un orgasme sans éjaculation. Tout y est plein d’une compréhension accrue de ce pour quoi je suis vivant. Alors je forme mes lettres avec harmonie ; les mots appartiennent au langage. Il avance le temps avec l’assurance de se nommer autrement. C’est l’intestin qui livre le message, qui guide vers la route des naturés. Opium depuis tout le temps, le liquide s’injecte en alternance avec l’hilarité des ironiques. Vous penserez longtemps à celui qui voulait vous confier le secret caché de la vie éternelle, de la vie naturelle, de ce que nous avons refusé au profit d’une croyance appauvrie. Le parchemin est inscrit dans nos gènes. Et puisque c’est là où nous concentrons aujourd’hui tous nos efforts, nous allons mourir artificiel. J’ai 340565 ans et j’ai le secret de ce que fut notre vraie nature.


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15 novembre, Hautes-Pyrénées, par Laurence Barrère, poète

Laurence Barrère, née en 1986 à Toulouse, auteur de poésies, a déjà publié les recueils “Sauvagerie” (Maëlstrom éditions, Belgique), et “Mise en demeure” (éditions Le Grand Incendie, 2010).

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un homme de 26 ans frappe un homme âgé de 90 ans avec un objet métallique, le tue, le brûle, lui arrache le cœur puis la langue, et les fait cuire. Puis les mange.
on nous apprend que c’est un ancien caporal, qui ne se serait jamais remis des horreurs vécues pendant la guerre en Afghanistan.
On apprend aussi que son acte aurait été guidé par des « voix lui dictant un message d’origine supérieure »
Les forces de l’ordre l’appellent le « marginal délirant ». Il s’appelle Jéremy Rimbaud. (non, ce n’est pas une blague)

Quelle place pour le langage ? quelle fonction pour le sacrifice ? quelles excuses pour justifier le rite, la curiosité de la tripe ?
le corps au bûcher, le langage idem.

calme, pas anxieux, toxicologie négative. Remords et regrets négatifs. qui est le plus dénaturé, de l’organe ou de l’homme ? le bourreau est un langage, la victime un organe.
le corps serait-il un passage monstrueux de témoin ?
on ne détient pas le mal, on lui prête langage

on pense donc on beugle
on pense donc on miaule
on pense mais on fait quoi
et toujours une sauvagerie qui s’amoncèle
à défaut de
au devant de

énumération numéro 1
les terreurs malignes
les angles les angoisses
la vérité la vitesse l’impatience
le chemin la beauté
la route et le précipice
un festin nu un corps aux accents cubistes
la couleur manquante
le bénéfice du doute
le pilote et le cinéaste (comme dans chaque histoire)
la chair la chair la chair
les fatalités réciproques
le choix et l’embarras
oh oui le choix le choix et l’embarras surtout l’embarras

paraît-il qu’il ne faut jamais laisser la vérité sans surveillance, c’est ce qu’ils disent, aux informations, c’est ce qu’ils disent hein
allez, toi aussi, avoue, tu veux tutoyer la bête… laisse-toi faire, tu as un dispositif à inventer, on a tous un dispositif de survie à inventer


baisser la garde, disent-ils, préférer l’indispensable au nécessaire
et vous monsieur Rimbaud, vous qui avez dépecé cœur et langue à mains nues, votre langage manquait-il de dispositif. votre langage s’est-il nourri d’organes pour ne pas mourir ?

alors déclinerez-vous votre identité monsieur Rimbaud, vous n’avez pour l’instant pas de visage, rien de plus absurde qu’une photo d’identité, ça ne se capture pas le vide, ça ne se capture pas. faut croire que l’identité se capture moins facilement que l’organe


on ne détient le mal on vous dit,
on lui prête langage

énumération numéro 2
l’imaginaire contre le nombre
la cachette à postulats
le clown ou l’animal
le degré et le contraire
on dort debout tout exposé
on a parfois la tentation des rapides
une chose est sûre le vide souverain
question cut up c’est pas difficile je saltimbanque
je métaphore je sans-appel je croque allez oui je croque
le détail c’est le trouble
l’écriture est-elle forcément automatique
le sacrifice forcément meurtrier ?


alors, qui aura le plus de fauves en tête,
vous savez, le vide comme l’animal, a plus de pudeur que nous
mais ceci n’est pas une solution de continuité, de facilité
et Holopherne sur un plateau
sera-t-il l’homme de demain ?
le ventre est en acier nos dents nous font mal
nous assistons en direct à la toute puissance de l’animal
nous payons un loyer pour habiter nos corps nous sommes vidés par
l’absence et c’est pas beau à voir

la beauté a des cernes
il faut pourtant maintenir le nuage
et garder dans la dent
de l’insoupçonnable
des genoux érodés font la paire,
et comme jamais se souviennent
comme jamais se souviennent,
un clou est dans le ciel
et des enfants subsistent
douloureusement

des enfants s’éprennent

mais que détenons-nous à la fin

qu’avons-nous en commun si ce n’est le sacrifice si ce n’est le désir et cette sauvagerie qui s’amoncèle au devant de à défaut de
et vous monsieur Rimbaud, cannibale perdu, qu’avez-vous en commun ?

je fais comme tout le monde, je tente d’envisager un quotidien, et je ne fais pour l’instant rien d’autre que gribouiller par dessus la réalité

on ne détient rien finalement….

mon caméléon s’appelle métaphore, et il me promène.

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