Exposition « HF/RG », Harun Farocki/Rodney Graham , jusqu’au 7/06 au Jeu de Paume, 1, place de la Concorde Paris 8e. Tél. : 33 (0)1 47 03 12 50.
Visite commentée de l’exposition par Sébastien Pluot et Chantal Pontbriand, le 05/05 à 19h.
Ciné-conférence : « Images de conflits/Conflit d’images », par Emmanuelle Loyer et Frédéric Gros, le 12/05 à 19h.
"Immersion" (2009), installation vidéo de Harun Farocki qui filme des vétérans en thérapie à l’Institute for Creative Technologies. © Harun Farocki
< 05'05'09 >
Farocki/Graham, l’art de désacraliser l’image

« HF/RG » est sans aucun doute l’exposition la plus expérimentale et la plus « poptronics » qu’ait organisée le Jeu de Paume, grâce à une commissaire extérieure, la critique d’art canadienne (fondatrice de feu la revue « Parachute ») Chantal Pontbriand. D’abord parce que son accouplement de deux artistes, Harun Farocki (HF) et Rodney Graham (RG), n’a rien de « naturel » : ils ne se connaissaient pas. Même s’ils ont à peu près le même âge, l’un est né en 1944 et l’autre en 1949, ils ne viennent pas du même endroit. Farocki, né en Tchécoslovaquie, a grandi en Indonésie et s’est installé à Berlin-Est en RDA avant la réunification de l’Allemagne, où il est devenu critique, cinéaste, théoricien : il est considéré comme l’équivalent outre-Rhin de Jean-Luc Godard. Graham, lui, vient de Vancouver au Canada et est un peu plus un un artiste-funky-pop star : il voue à Dylan un culte indélébile et a formé un groupe, au début avec ses amis Jeff Wall, Ian Wallace, et William Gibson, dont il a prolongé les effluves noisy jusqu’à l’an dernier, à l’Auditorium du Louvre, pendant la Fiac. Bref, question présentation, tout devrait les éloigner et pourtant Chantal Pontbriand, plutôt que la classique séparation (un étage pour Farocki, un étage pour Graham), a choisi une autre version où la disjonction plutôt que les ressemblances joue pour une fois. Au contraire ici, qui s’assemble ne se ressemble pas… Et on voit ce qui se passe.

Morale de l’oblique
Ce qui se passe, dans la présentation des 45 œuvres d’« HF/RG » sur les deux étages du Jeu de Paume, c’est d’abord une rupture avec l’orthogonalité des salles. Les passages entre œuvres se font en diagonale, l’oblique prime dans l’accrochage et c’est une façon qui constitue presque une morale pour appréhender ce qu’on voit, ces images de toutes formes et de toutes forces : projections numériques, installations ou monobandes (Harun Farocki), photographies et boîtes lumineuses grand format, sculptures-installations-vidéo, ou film 16 ou 35 mm (Rodney Graham). Il n’y a pas de différence entre ce qu’on appelle les nouvelles images et celles qui seraient vieilles, dans notre actualité, ce sont d’abord des images. Elles débordent toute classification, toute authentification, toute imposture pour interroger un monde, le nôtre, où l’image n’est plus originale ou originelle mais bien plutôt de deuxième, troisième, cinquième génération. Comme nos identités, en somme.

Ressources des images source
Ce qui se passe, donc, c’est qu’on est avant tout face à des images et à des dispositifs, non à des œuvres et à des auteurs. De sorte que la question de l’exposition n’est sûrement pas : « à qui sont ces images ? » On se fiche de savoir à qui elles appartiennent (au moment de la loi Hadopi, ça fait plaisir !) et d’ailleurs, dans le cas de Farocki, par exemple, elles proviennent de sources les plus diverses : des prisons, des télévisions, des terrains de foot, des supermarchés, des usines, des centres médicaux de rééducation des soldats américains, des lieux où la vie, les pas, les gestes, voire les pensées, sont enregistrés, empaquetés, numérisés, mis en statistiques... Elles viennent évidemment d’abord aussi du cinéma, comme le montre la magnifique ligne de téléviseurs où Farocki a réuni des « Sorties d’usine » (2006) en onze décennies, depuis le film des Lumière jusqu’à Lars von Trier (c’est Björk qui sort), vision différenciée d’un prolétariat de figurants et métaphore magnifique d’un taylorisme des images, dont Farocki ne cesse d’interroger les différents contextes, la circulation, le montage, et dont Graham taraude le dispositif, la répétition en boucle, la projection…

« Sorties d’usine », Harun Farocki (2006, extrait) :

Autoportrait, version test
Intéressé d’abord par Freud, Rodney Graham s’est penché sur la première image de la psychanalyse, ce « rêve botanique » fait par Sigmund Freud, qu’il analysa lui-même : comment peut-on faire autrement quand on invente une science nouvelle et de surcroît, une science du « moi » que de la tester sur soi-même ? Pour Graham, cette méthode est devenue son « inspiration », quitte à ingérer quelque substance psychédélique ou psychotrope, comme le Halcion. La notion de test, de mise à l’épreuve, est présente dans nombre de ses travaux. Par exemple, « Loudhailer » (2003). C’est une installation disjonctive faite de deux énormes projecteurs 35 mm très bruyants et deux écrans accolés où se projette une scène. Un officier de la police montée canadienne (Rodney Graham), debout sur un hydravion dans l’eau, appelle à l’aide avec un porte-voix. Le bruit des machines interfère avec la bande-son et la scène fracturée entre les deux écrans se heurte à un décalage entre les deux images qui s’y projettent. Portant en elle cette fracture, ce décalage temporel, l’image devient folle, perd son ordre. Bien plus loin, « The Gifted Amateur » (2007), énorme double boîte lumineuse à la Jeff Wall, fracture une image démente aussi : une photographie d’un homme, la cinquantaine bien mise dans un beau chalet moderniste des années 1950, qui s’est mis à la peinture et fait couler les trois couleurs primaires, bleu, rouge et jaune, sur une toile posée à l’oblique. Tout, dans cette image, y compris les journaux qui jonchent le sol, est rapporté à une date en 1962, juste après l’exposition de l’abstrait Morris Louis. Graham, à la Fiac l’an dernier, a montré une série de peintures façon « tartouillasse moderne » de l’Ecole de Paris, avec un catalogue du même acabit. Rodney Graham, façon Philip K. Dick…

La séquence du spectateur
Le décalage qu’introduit Farocki avec ces installations à plusieurs écrans fait entrer le hors-champ à l’intérieur de l’image, sans qu’il soit possible de l’en extirper et de s’en défaire : le document filmé voisine avec la table de montage (où le même document figure, en abyme) et le cinéaste ; la caméra de surveillance carcérale cohabite avec la situation d’exposition, la machine de guerre avec ses dispositifs visuels, la réalité virtuelle avec le simulacre de « réparation » des traumatismes, la circulation des prisonniers avec les pas des consommateurs dans les supermarchés…. « Deep Play », l’installation de la Documenta 12 de 2007, repasse sur douze écrans la finale de la Coupe du monde de foot en 2006, perçue à travers tous types d’images : tournées par l’équipe de Farocki, depuis l’intérieur et l’extérieur du stade, le bas et le haut, prises par les caméras de surveillance, réalisées par la télévision, destinées à la presse, mais aussi les images digitales du déplacement de chaque joueur, leur transcription en notation de danse Laban, leur traduction automatique, la vision des statistiques permettant d’opérer les futures transactions quant aux résultats des équipes et des footballeurs, etc. C’est l’anti-« Zidane », le film de Gordon et Parreno, une défétichisation des images et des artistes qui les font. C’est à vous de jouer. Faites-le, semble nous dire l’exposition.

elisabeth lebovici 

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