Focus sur la 2ème édition du festival “Anthropologies numériques”, au Cube d’Issy-les-Moulineaux, les 19 et 20/03/2014.
"Gli Immacolati", de Ronny Trocker, est un documentaire d’animation qui autopsie un fait divers sanglant (en Italie, un village brûle un camp de roms). De l’anthropologie numérique ? © DR
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De l’anthropologie comme un des beaux-arts ?

L’anthropologie numérique sort des cénacles universitaires pour se frotter à la création digitale. En témoigne la multiplication des manifestations ouvertes au public, expos, colloques ou festivals, parmi lesquels la deuxième édition des “Anthropologies numériques”, au Cube d’Issy-les-Moulineaux les 19 et 20 mars derniers. L’occasion d’aller observer, entre nouveaux terrains de jeux et questions sur la méthode, comment l’anthropologie se tourne vers l’art pour repenser son approche scientifique.

Quand l’anthropologue prend l’air du numérique
Anthropologie virtuelle, ethnographie numérique, cyber-anthropologie… de quelle anthropologie numérique parle-t-on au juste ? Les nouvelles technologies, longtemps considérées comme un outil utilisé à des fins de publication ou de diffusion des savoirs, sont devenues un champ d’investigation pour le chercheur en sciences sociales. "Tout ceci est encore très exploratoire, reconnaît Jacques Lombard, anthropologue et co-programmateur du festival “Anthropologies numériques”. On comprend toute l’importance que nous offrent les outils numériques pour explorer notre questionnement. À l’inverse, le fait de les utiliser nous amène à élargir notre propre regard."

Assiste-t-on pour autant à l’émergence d’une nouvelle discipline ? Pour y répondre, l’anthropologie prend l’air et se tourne vers ces artistes numériques qui ne l’ont pas attendue pour sonder les phénomènes sociaux. C’est le cas de l’Italien Ronny Trocker, qui, avec “Gli Immacolati”, aborde un fait divers dramatique en mêlant habilement enquête de terrain, esthétique perso et reconstitution virtuelle bluffante, à grand renfort de 3D. Ce docu d’animation, réalisé au Fresnoy et sélectionné au dernier festival du court métrage de Clermont et au Film festival de Rotterdam, raconte comment les habitants d’un quartier populaire de Turin en sont arrivés à brûler un camp de Roms. Ce long plan séquence qui mêle animations 3D et photographies tente de reconstituer les étapes du drame qui remonte à 2011.

"Gli Immacolati" (13′ 30), de Ronny Trocker, bande-annonce, 2013 :


“La démarche artistique est, par définition, toujours un peu en avance. Pour aller vite, elle permet de coaguler à certains moments les imaginaires collectifs”, s’enthousiasme Jacques Lombard. Entre fascination des scientifiques pour le travail artistique et rapprochement des pratiques, sciences sociales et numérique font de plus en plus bon ménage, comme l’avait déjà pointé Poptronics à propos de la manifestation “Anti-Atlas des frontières”.

Artiste anthropologue ou anthropologue artiste ?
Quand il s’agit de décrypter le regard des artistes sur les mutations sociales et de sonder la complexité des écritures contemporaines, les frontières, justement, deviennent perméables entre traitement du réel et construction de l’imaginaire. Le chercheur lui-même se prend au jeu du brouillage de codes, entre art et analyse. C’est le cas de Nicola Mai avec “Samira”, une installation ethno-fictionnelle en dyptique. Ce professeur en sociologie et études migratoires au Working Lives Research Institute de Londres, ethnologue et réalisateur, raconte avec “Samira” l’histoire d’un migrant algérien transgenre.

"Samira", de Nicola Mai, bande-annonce, 2013 :

Sauf que… Samira n’existe pas. “En fait, c’est une performance d’acteur. J’ai mis en scène l’acte d’observation ethnographique en combinant des témoignages recueillis auprès de différentes personnes dans un récit anthropologiquement cohérent”, explique le réalisateur pendant les “Anthropologies numériques”. Son but ? Relever le défi de l’authenticité épistémologique en jouant sur l’hyper-réalité. Il confie : “Pour cette installation, je me suis inspiré de Jean Rouch et de sa devise « Il n’y a que la fiction qui peut pénétrer la réalité ».”

Lequel Jean Rouch, en tant que pionnier de l’ethno-fiction et fondateur de l’anthropologie visuelle, a créé les Écrans de la liberté, l’association qui pilote les “Anthropologies Numériques”. La programmation fait en conséquence la part belle aux formes expérimentales et aux thèmes abordant la construction sociale. Pour creuser les questions identitaires, le festival confronte à “Samira” une autre création d’anthropologue, issue d’une écriture diamétralement opposée. Avec “24 heures de la vie de Diane”, Corinne Fortier réalise un film court dépouillé de toute mise en scène, caméra au poing, pour capter la spontanéité de micro-gestes qui racontent l’essentiel de la transidentité. Ou l’art d’aller au-delà de l’entretien ethnographique par le non-dit.


“24 heures de la vie de Diane” (15’, 2013), de Corinne Fortier, projeté au Cube pendant les “Anthropologies numériques” © C. Claude.

“J’ai suivi Diane, homme qui devient femme, dans son quotidien, afin de rendre au plus près sa gestuelle, ses élans, ses rêves, bref, tout ce qui relève de l’émotion”, explique Corinne Fortier.

Réalité augmentée et expérience immersive
Pour éviter de disserter entre initiés, les chercheurs des Écrans de la liberté se sont mis en quête d’artistes sensibles aux questions du numérique pour comprendre comment ils s’emparaient de questions comme la ville, la déshumanisation, la mémoire, les frontières ou encore le racisme.

Que retenir de ces deux jours de programme très (trop ?) chargé d’installations, d’animations, de jeux vidéos et de projets transmédias ? Les projets les plus aventureux sans conteste. On a aimé plonger dans l’univers du jeu “World of Warcraft” avec “Persistance”, webdoc fiction (du gonzo dans le gonzo ?) de Claire Sistach (artiste et chercheuse). Comme on joue à se faire peur en incarnant tour à tour le migrant ou le policier des frontières dans “A crossing industry”, de Cédric Parizot et Douglas Edric Stanley. Dans ce jeu de rôle sur la migration clandestine, on choisit d’être passeur, contrebandier, garde-frontière ou candidat à la migration. “Be City”", projet transmédia de Jean-Marc Gauthier, prof d’art digital à la Tisch School de New York, embarque le spectateur dans une enquête conduite par un anthropologue capable de voyager dans le temps. On y cause linguistique, archéologie et ethnologie, mais en s’amusant.

"Be City", de Jean-Marc Gauthier, 2013, une navigation :


Dans un autre registre, impertinent et loufoque, “Gugus claclé”, animation de Benjamin Efrati et du collectif d’artistes Miracle, se demande jusqu’où va notre cruauté, comment elle sert l’apprentissage du désir et de la construction à l’autre, le tout dans un grand balayage des civilisations de l’antiquité à nos jours narré par un crocodile démiurge.

"Gugus claclé, un crocodile de cruauté", de Benjamin Efrati et du collectif Miracle, 2013 :

Et le public dans tout ça ?
Mais voilà. Difficile de mobiliser le “grand” public pour débattre pendant deux journées marathon d’une discipline en mutation et d’esthétiques expérimentales, le tout dans une ambiance mi-universitaire, mi-arty. Au total, les 24 projections au Cube, entrecoupées de présentations par les auteurs suivies de dix minutes de discussions pas forcément constructives, usent le spectateur qui finit par s’y perdre. L’aspect participatif des échanges n’échappe pas aux travers du speed dating, frustrant pour les artistes comme pour le public.

“On essaie de favoriser une rencontre de gens appartenant à des univers différents, mais animés par la volonté d’explorer les nouveaux moyens de communication pour mieux vivre nos inquiétudes et nos joies dans un contexte pas toujours facile”, argumente Jacques Lombard. Certes, la synergie entre artistes et universitaires existe. Les organisateurs envisagent une troisième édition : “Nous sommes tous préoccupés par les mêmes questions de forme et de transmission, et les outils numériques constituent un palier de rencontres.” Ce qui reste encore à prouver pour le grand public.

Carine Claude 

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