Deuxième épisode des « Chroniques du Zadistan », le double regard du dedans (Alain Le Cabrit) et du dehors (l’écrivain Francis Mizio) sur la petite fabrique utopique en marche du côté de Notre-Dame-des-Landes, près de Nantes.
Qui sont les loups à Notre-Dame-des-Landes, ceux en charge de l’insurrection ou ceux en charge de la répression ? © DR
< 19'04'13 >
Chroniques du Zadistan (2) : loup y es-tu ?

Le printemps est à peine revenu, et les échauffourées aussi, du côté de Notre-Dame-des-Landes, toujours vent debout contre le projet d’aéroport de Jean-Marc Ayrault. Nos chroniqueurs nantais, l’un du dedans de la ZAD (Alain Le Cabrit), l’autre du dehors (Francis Mizio), content façon fable l’histoire de cette brûlante actualité…

(Nantes, correspondants)

Chronique du dehors, JE N’IRAI PAS SUR LA ZAD, par Francis Mizio

« Le loup se prépare
Il met ses bottes noires

Qui a peur du loup ?

Pas nous pas nous »

(Comptine)

J’ai peur des loups. J’ai peur des coups. J’ai peur de tout.
J’ai peur de la soldatesque de la louve romaine, façon Empire négriste en pleine opération César, qui vise les petits chaperons avec les yeux rouges de ses fusils à pointée laser. Mais j’ai tout autant peur du loup zadiste. Ces loups qui hantent les affiches, qu’on entendrait hurler lors de cet hiver qui fut interminable. Loup y est, c’est certain, mais une seule des deux espèces est sauvage. L’autre a mué en meutes de chiens policiers. Moi l’urbain, moi le Nantais baignant dans la gentrification, mot à la mode car mutations de villes à l’encan, j’ai même peur du petit chaperon rouge –créature de mythe que je ne vois que décalée et inquiétante au cinéma 3D- et, tout autant, j’ai peur des loups de l’Intérieur, ceux du ministère de. Aussi je ne vais pas, je n’irai pas sur la ZAD.

Ce samedi (13/04), il fallait répondre à l’appel –désagréablement tutoyant– du « Sème ta ZAD » et « Ramène tes bottes ». Ils furent plusieurs milliers sous la pluie et dans la boue, à faire la chaîne pour se passer des mottes de terre et des touffes d’herbes destinées à être replantées en bordures de sentier, à creuser des canaux de drainage, à bâtir des serres, à planter des fraisiers, des arbres, des graines qui perceront tôt le territoire à défendre, d’un fragile et d’un vert cru tranchant avec le noir uniforme des loups, quels qu’ils soient.

Je suis l’urbain, le Nantais des zones piétonne et de chalandise phagocytantes. Mais je crains la pluie, j’abhorre la boue, le froid humide m’effraie tout autant que la subversion. Je suis le passant des rues où la prétention touristique et celle de la marchandise paraissent certes plus que jamais vaines, mais pour autant je n’irai pas sur la ZAD. J’ai peur du froid, j’ai peur de l’effort, j’ai peur de la perturbation intellectuelle. Je ne veux rien transporter d’autre que des sacs à logos, je ne veux rien planter d’autre que mon cul sur une des 400 terrasses de la ville. J’aime l’idée que certains, que je me suis pris à imaginer, dans cette forêt, dans cette brume de prés gorgés d’eau, dans cette torpeur due à la fallacieuse commission de conciliation gouvernementale et à l’arrivée retardée des beaux jours, occupent la ZAD, l’inventent, la créent. Mais je n’en serai jamais.

Pas tout de suite. Pas tant que la ZAD ne sera pas totalement disneylandisée.

Je n’étais pas à « Sème ta ZAD » ; je n’ai pas fait partie des milliers d’urbains venus réinvestir un territoire qu’ils considèrent sans même en avoir conscience être un lieu de loisirs écolo durable, développement machin, subversif spectaculaire, solidaire éco. Je suis l’urbain, je suis fragile, je suis feignasse. J’aime que le paysan et le « militant anticapitaliste » –nouveau nom désignant les opposants dans la presse– soient les gardiens d’une campagne fantasmée et pétrifiée dans son image de bocage, où je n’irai que pour me distraire. J’aime que la ZAD soit un lieu qui ne s’achète pas, ne se vend plus, mais, déjà, se consomme, et je préfère, parce que c’est moins frustre en attendant une ZAD aux normes ISO 9000, acheter dans des boutiques mises en scène, marchander sous la lumière crue des spots, des pompes posées en vitrine au-dessus d’un prix aussi criard qu’indécent.

Je suis le Nantais gentrifié et je n’ai nul besoin de m’acheter le pouvoir symbolique de l’alibi politique, alternatif, subversif. J’ai un smartphone, je pétitionne en ligne, je regarde des vidéos, je lis des tweets, je vis dans l’écran, je vis la ZAD par procuration. Chercher des infos ; regarder des vidéos : que bouinent-ils en ce moment dans leur autre monde, leur nouvelle dimension existentielle et politique calibrée en hectares ? Là des types coupent des bûches ; ici une fresque avec –encore– ces loups peints sur une cabane. Un groupe balance des œufs sur un car de CRS. Un vieux paysan semble revivre une jeunesse rebelle, et son regard clair s’allume en sirotant une bière. Ah, oui, il y a eu un carnaval. Des créatures, une nuit de Walpurgis avant sa saison, de la fantasy... mais tout cela parvient étouffé, paraît si loin, si hors de. Je suis l’urbain qui attend le printemps. Pourquoi serai-je allé patauger ?

Aujourd’hui, c’est le énième jour d’occupation policière, écrivent-ils sur leur site. Hier c’était donc le énième moins un. Routine et endurance. On sent en creux qu’il serait l’heure d’un nouveau souffle.

Je suis un rebelle, mais à l’écran. Pourquoi chausser des bottes ? C’est inélégant, c’est fastidieux. La ZAD sur le Net, c’est bien suffisant, c’est ainsi que l’on fait aujourd’hui. Des échardes dans les doigts, chopées en montant des cabanes ou plantant des piquets de haricots, en m’accrochant aux comptoirs précaires de bières ordinaires et de frites molles m’empêcheraient de pianoter de Youtube à Flickr, pour y regarder ces êtres qui se chauffent les mains sur un café chaud avant de partir ériger des bâtisses, aller sculpter des arbres, concevoir des actions surréalistes et insolentes, s’asseoir emmitouflés sous un arbre, dans un halo de crépuscule pâle, pour débattre d’un autre monde ; d’un Grand Soir avec moufles.

J’irai un jour à la ZAD, mais plus tard, lorsqu’on pourra y aller sans bottes, lorsque des cuisses dorées sur des jupes courtes revenues du littoral y chercheront quelque exotisme. J’irai alors sur la ZAD bien plus tard, parce que tout est repoussé à 2018, parce que les rapports disent à l’ogre du bocage de revoir sa copie, et parce qu’alors tout se sera définitivement installé. Je n’irai pas le 11 mai aux concerts malgré leur espoir de 40 000 personnes comme le 17 novembre, chiffre ressassé comme un mantra : c’est encore trop tôt, la ZAD en ce mai 2013 sera encore sale, frustre, dérangeante. Il n’y aura toujours pas de normes ; ce sera le merdier. Il y aura des bugs dans l’organisation et le confort, et je devrai faire preuve de compréhension, de complaisance. Cette complaisance serait alors la marque de mon engagement dit politique.

J’irai sur la ZAD lorsque cela sera devenu enfin le parc de loisirs de la région : arbres sculptés, sculptures pérennisées, dreads locks restées là car trop usées pour aller s’implanter sur un autre combat/chantier européen. J’irai sur la ZAD lorsque ce sera enfin la routine d’une agitation oublieuse des motivations premières. J’irai sur la ZAD quand la zone définitivement investie parce qu’abandonnée par Vinci et le gouvernement à sa botte, ou parce que invirable car toujours plus densifiée, sera installée dans le spectacle permanent, instauré, récurrent.

J’irai sur la ZAD lorsque ce sera mort, lorsque ce sera triste, lorsque les paysans soudain souhaiteront revenir à l’avant, lorsque les gens soupireront les grandes heures du passé. Les regrets de l’avant seront alors l’argument de vente : l’avant de l’occupation par Vinci remplacée par le ralliement invasif de ceux qui aidèrent les agriculteurs quelque temps avant de devenir incontrôlables et envahissants. J’irai quand il n’y aura plus de loups, ou lorsque leurs canines se seront limées. J’irai pendant mes RTT, j’y traînerai mes gosses et je réécrirai mes souvenirs. Il n’y aura plus toutes ces classes sociales, tous ces âges différents ou unis. Ou plutôt si : mais ils auront tous un ticket.
Je dirai en arpentant le parcours fléché, passant devant les pancartes datant les premières cabanes, les panneaux remémorant les hauts lieux d’échauffourées, que j’y étais dès les premières heures, que j’en étais, que c’était mieux avant. Je parlerai des échardes, des lacrymogènes, des scarabées noirs de la gendarmerie, des tours pendables et des tours de rein. Oui, j’irai sur la ZAD lorsqu’elle vendra des forfaits à la journée pour traquer le triton crêté dans son vivarium, en se souvenant que parce qu’il baisait dans une nature vierge, les travaux étaient retardés.

Il n’y aura pas d’aéroport, mais il n’y aura pas non plus d’utopie. Un jour, et c’est d’avance délicieux, je pourrai même dire que je l’avais prévu, et que j’avais eu raison.


Chronique du dedans, LYCANTHROPIE DANS LES CAMPAGNES HALLUCINÉES, par Alain Le Cabrit

« Par au-dessus, souvent,
Rage aussi fort le vent
Que l’on dirait le ciel fendu
Aux coups de boxe
De l’équinoxe
Novembre hurle ainsi qu’un loup »

« Les campagnes hallucinées », Emile Verhaeren *

Le petit chaperon rouge tape dans ses mains, un chien noir bondit à ses côtés en jappant. Un avion de carton pâte est baladé dans la zone puis s’embrase au carrefour des Saulces, lieu de stationnement d’apparence indéracinable des forces de police. L’étrange sabbat se transforme en échauffourée chaotique. Saulce piquante : « Nous traversons une zone de turbulences lacrymogènes, veuillez ne pas cédez à la panique s’il vous plaît… » L’hôtesse susurre suave dans son mégaphone ses préventions ubuesques qui accompagnent les assauts rythmés de cris et de hurlements de loups.

Le Zadistan bout comme un vieux chaudron où macèrent toujours des peurs ancestrales nées des confins. En filtrent parfois de nauséabonds échos qui s’affichent volontiers dans les colonnes de la presse locale : « Les nuits ne sont plus silencieuses, hantées de cris de ralliement. » « On entend aussi des évocations de fusils chargés. » « Les enfants ont peur. » Mais de quoi donc ont-ils peur, les enfants ? Du loup c’est bien connu ! Ailleurs, quelque échotier sensationnaliste abusait d’une titraille lourde de menaces et plus explicite encore. Agrémenté du portrait d’un chasseur dûment armé, l’articulet annonçait : « Les Chasseurs sortent du bois »… Est-ce à dire que lycanthropes et garous de tous poils ont envahi la Lande de Rohanne ?

Il y aurait bien de quoi crier au loup, quand les loups eux-mêmes se sont pris à hurler sur la ZAD au crépuscule du 24 novembre 2013. Quand, sous les nuées lacrymogènes, soudain groupés en meute, les manifestants des bois assiégés chargèrent la maréchaussée poussant tout uniment le cri du loup.
Quelques semaines plus tard, lors d’une des manifestations nantaises mensuelles « contre l’aéroport et son monde », délaissant leurs sempiternels slogans militants, deux ou trois cents manifestants se refusaient à la dispersion et marchaient sur les gardes mobiles qui entravaient leur retraite : « Nantes, debout, sou-lève-toi ! » et puis soudain les mots s’effacèrent à nouveau derrière la hurlerie : « Oooouuuhoouuhou » ! La plaisanterie ( ?) ne fut pas, toutefois, du goût de tous et bien vite « la meute » dut s’égayer dans les rues du centre sous la pression gendarmesque.

Il y a seulement trois ans, « Estuaire » –l’entreprise d’entertainement culturel dirigée par Jean Blaise– s’enorgueillissait ouvertement d’avoir réintroduit la sauvagerie au cœur de la cité nantaise. Pourquoi s’en offusquer aujourd’hui ? L’artiste Stéphane Tidet avait –en vue de faire œuvre pour la biennale d’art– déporté dans les douves du château des ducs de Bretagne six malheureuses bêtes anémiées, aux cordes vocales élimées, tout juste bonnes à effrayer les canards. Il s’agissait de poser la « question du territoire », la « question du sauvage ».
Pour l’occasion, un petit ouvrage à l’élégance équivoque fut édité et co-signé par six auteurs enjoints d’empoigner la crinière de l’animal pour en secouer l’imaginaire et… en faire une belle descente de lit. L’un d’entre eux, Joseph Confavreux, se prenant à jouer les mutins, répondit à la commande, livrant un pastiche à peine démarqué de « L’insurrection qui vient », l’ouvrage déjà fameux du Comité invisible.
S’instituant porte-parole d’une subjectivité radicale, idéalement incarnée dans la peau de la bête, il écrivait : « Je suis –pour quelques temps– en cage (…). Nous sommes les artisans d’une renaissance, alors que nous venons des temps anciens ». « L’introduction qui vient », habile coup promotionnel, provocation ou récupération maladroite, n’allait pas rester sans suite.

Il faut croire qu’on ne crie jamais au loup sans conséquences. Lors d’une conférence de Stéphane Tidet, quelques personnes portant des masques de la bête carnassière apparurent silencieusement, lançant seize papillons offensifs signés « La Meute » : « On change d’espace et soudainement le label se fait la belle, devient féroce, exige des os. »
La surprise de voir les mots faire corps et l’ensauvagement fantasmé se manifester laissa coite la petite assemblée réunie, mais le second épisode suscita davantage l’émoi à Nantes, comme la presse locale le rapporta : « Un petit groupe qui prétend lutter contre “l’asservissement” a attaqué l’espace culturel nantais Lieu Unique hier après-midi. (…) Habillés de noir, les visages dissimulés sous des masques de loup (…). À l’intérieur, ils s’en sont pris aux boutiques. Ont renversé du mobilier, ont souillé le sol. Avant de partir très vite, ils ont jeté en l’air des tracts signés La Meute. » On pouvait y lire ces quelques mots : « Ceux qui imaginent faire “vibrer” la cité “en y intégrant du sauvage” s’apercevront très vite que ce qui reste de loup dans une civilisation qui fonde son industrie et sa culture sur la domestication et le recyclage du vivant, va tôt ou tard leur sauter à la gorge. »

Zone de turbulence. Aujourd’hui, la ZAD semble comme résonner étrangement de l’écho de ces vaticinations qu’une série de stickers récemment apparus sur les murs de Nantes ravive à l’envie : « Contre les aménageurs de l’existant et les cartographes du désert, répandons l’outrage des lendemains qui hurlent. » L’un d’entre eux emprunte à une esthétique que n’aurait pas désavouée « Les Loups », « journal d’action d’art » daté des débuts du siècle précédent.
Cette gazette, qui militait pour « le vivre en beauté » revendiqué par les courants acrates, rappelle qu’à l’époque l’image de l’animal sauvage se confondait encore avec celle de l’anarchiste. Victor Serge écrivait : « Je suis avec les en-dehors et les bandits (…), ces loups vivent en lisière de la société, précisément parce qu’aimant l’entraide, la vie libre, la libre collaboration des forces généreuses. »

Arraché à une trop sinistre symbolique héritée de la Seconde guerre mondiale, le « Canis lupus » recouvre aujourd’hui son réel pouvoir de subversion. On se souvient dès lors que durant les charivaris estudiantins d’antan et les épisodes révolutionnaires de 1830 à 1848, ceux qui formaient la cohorte la plus remuante de la jeunesse romantique du XIXème siècle –les dénommés lycanthropes et bousingots– se mêlaient allègrement au Peuple de Paris dans le bruit et la fureur, quand il s’agissait de défier l’ordre établi.
Toute cette geste factieuse, le Carnaval de la ZAD l’a reconduite joyeusement, il y a quelques semaines. Cette résurgence de la conspiration des masques et des loups se déploya par vaux et par voies. S’y pressaient bêtes féroces, spectres et squelettes désarticulés, fauves débonnaires ou rugissants, tout un cortège parmi lequel quelques effigies de Guy Fawkes.

Il n’y a pas de morale à notre histoire. Le petit chaperon rouge de NDDL n’aime pas les bleus, leur préférant l’étreinte libre d’Ysengrin. En nos terres hostiles, la lycanthropie semble avoir toujours agité les landes de la Loire-Inférieure, comme le rapporte Nicolas de La Casinière dans son récent « Guide secret de Nantes et de ses environs ».
Au détour d’un chapitre intitulé « L’extravagante faim du loup-garou », il révèle ainsi qu’en 1598 déjà, un dénommé Jacques Raollet fut capturé aux alentours de Nantes, qui avaitégorgé et vidé de son sang un adolescent, puis jugé pour avoir contracté cet étrange mal qui transforme l’homme en bête. Durant son procès, il avoua également « avoir dévoré des avocats, procureurs et sergents, disant que cette dernière viande était tellement dure et si mal assaisonnée qu’il n’avait pu la digérer ». Gageons que la « saulce piquante » de la ZAD ne permettra pas non plus d’accommoder nos gendarmes et n’évitera pas les aigreurs d’estomac aux lycanthropes impénitents.

* Emile Verhaeren fut un collaborateur attitré de la revue « Les Loups » et participa à une société littéraire baptisée du même nom.

Alain Le Cabrit et Francis Mizio 

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