Troisième épisode des “Chroniques du Zadistan, le double regard du dedans (Alain Le Cabrit) et du dehors (l’écrivain Francis Mizio) sur la petite fabrique utopique à Notre-Dame-des-Landes, près de Nantes.
"Sème ta ZAD" appelait le 13 avril dernier à une "manif de mise en culture contre l’aéroport et pour les terres". © Pétition photo contre l’aéroport de NDDL/Creative Commons
< 05'07'13 >
Chroniques du Zadistan (3) : le ventre de la bête

Alors que l’été pointe son nez, les Zadistes de Notre-Dame-des-Landes ne désarment pas. Voici le troisième épisode de nos “Chroniques du Zadistan”, soit le double regard du dedans (Alain Le Cabrit) et du dehors (l’écrivain Francis Mizio) sur la petite fabrique utopique qui se trame dans les champs nantais.

(Nantes, correspondants)

Chronique du dedans, par Alain Le Cabrit
De l’approvisionnement : partage ou pillage ?

“L’anarchie, l’anarchie..., Jolly Roger tête de mort avec deux tibias sur fond noir, c’est pas le drapeau des claques-dents, c’est celui d’la flibuste.”
© “Le Drapeau noir flotte sur la marmite”, réal. Michel Audiard, 1971

La masse levée aux cieux s’abattit sur le piquet. Le sol est enfin sec. Au rythme de la frappe, les rangs de vigne s’alignent comme les bouts-rimés parfois s’accommodent pour faire stance. A Saint-Jean-du-Tertre, on plante du Noah. Un cépage longtemps prohibé dont on disait qu’il rend “fou et aveugle”. C’est un choix assumé. Un pari “fou et aveugle” sur la durée, un pied de vigne en forme de pied de nez. On reste ici, on s’enracine. Et on dénombre les pieds…

“Ici l’on sème !”
Les nuées blanches du verger volent en fleurs éparses. Et bientôt, en ligne, s’avancent les semeuses et les semeurs, une poignée de sarrasin à la main, vite dispersée d’un geste auguste dans la terre fraichement retournée. Les scènes agrestes qui peuplent le cinéma d’Alexandre Dovjenko resurgissent ici, comme sous l’effort d’un lyrisme renouvelé. Il y a là pour les intellectuels aux champs un beau programme accompagné de suggestives contre-plongées cinématographiques : un jeune homme cognant à la masse, une jeune femme juchée sur le marchepied de son tracteur, les cheveux rassemblés dans un fichu rouge. Un fanion anti-aéroport flotte sur la machine. Sous le vent, un champ de blé vert ondule de ces vagues qui portent l’idée d’éternité, l’idée d’un cycle saisonnier indéfiniment renouvelé. Les fruits rouges bientôt feront buisson et déjà les futurs ceps se tordent et bourgeonnent. Ici, sans même attendre l’installation des ruches butineuses, on pollinise et l’on essaime.

Les rêves de communisation et de partage renaissent face au diktat de la dépossession brutale, donnant corps à une opposition concrète au capitalisme. Comment penser la zone en matière d’autosuffisance alimentaire et favoriser les initiatives multiples qui éclosent ? Résoudre la question du ravitaillement est au cœur de toutes les luttes.

En avril 2013 a été inauguré le projet collectif “Sème ta ZAD”, vaste manifestation de mise en culture par les “habitants qui résistent” et soutenue par le réseau Copain44, le Collectif des Organisations Professionnelles Agricoles INdignées par le projet d’aéroport. Quelques hectares de blé et de sarrasin à l’ouest de la zone, cinquante ares de pommes de terre sur “Le Rosier”, des potagers collectifs avec des légumineuses et des plantes médicinales au lieu dit les “Cent noms” et aux “Fosses noires”, plusieurs autres projets de maraîchage, un four à pain : les initiatives de reprise des terres usurpées ne manquent pas.

Cultiver c’est résister.
Les assemblées paysannes sont au cœur de ce processus. Une idée commune préside à l’ensemble ; il s’agit de sortir de l’agriculture intensive, de raviver des pratiques comme par exemple celles de la traction animale ou de l’ensemencement manuel, de réfléchir, non pas en terme de rendement immédiat, mais de penser les questions de l’irrigation des champs, de la température qu’on souhaite y maintenir. On y échange sur les différentes pratiques de fauchage. On y débat du rôle des haies et à rebours des remembrements dévastateurs, on songe à replanter.

L’épicentre de cette démarche d’expérimentation sociale et vivrière, qui vise à maintenir l’activité agricole sur les parcelles mais aussi à installer de nouveaux exploitants, est la ferme de Bellevue, un lieu réapproprié. Longtemps protégée par une cinquantaine de tracteurs enchaînés sur place, pour faire pièce aux manœuvres policières, le lieu semble désormais sanctuarisé. Une centaine de paysans du Grand Ouest s’y relaie activement. Dans la cour, les poules picorent entre les jambes, sous l’œil vif d’un coq à l’allure suspicieuse. Dans la soue grogne une truie obèse, tandis quelques petits moutons noirs de l’île de Ouessant paissent paisiblement. Un troupeau de vaches laitières y a pris récemment ses quartiers, en vue d’obtenir des produits de transformation : fromages et crème fraiche. Une vraie ferme témoin ! Dès lors, on réfléchit enfin à la construction d’un vaste hangar collectif de 10 ou 12 mètres de long qui pourrait être central sur la ZAD. Tout à la fois lieu de stockage, avec des silos à grain, et lieu de distribution pour nourrir les habitants mais également alimenter les futures cantines de lutte.

ZAD partout !
Avant l’automne, il s’agit surtout d’anticiper la phase de redistribution des terres de Vinci, parcelles libérées qui feront l’objet d’une gestion collective sur la zone. Bien loin du modèle étatique d’une agriculture productiviste aux formes planifiées technocratiquement ou des images perdues du kolkhozien et de la kolkhozienne, ici on s’organise dans un élan partagé qui fait songer à une forme d’“anarchie ordonnée”, semblable au modèle de gouvernance libre –la société sans état– institué au sein de certaines communautés archaïques, comme l’ethnologue Evans-Pritchard avait pu l’observer chez le peuple Nuer.

Faire consister le territoire, c’est aussi pouvoir transformer un lieu de guerre en couveuse d’étoiles. Ainsi, à Notre-Dame des Landes, l’utopie renaît, comme à la finca de Somonte en Andalousie. Sur ces terres d’affrontements historiques, plusieurs centaines d’ouvriers agricoles membres du syndicat SOC-SAT (le soc n’est pas seulement l’une des pièces maîtresses de la charrue mais aussi l’ancien nom du Syndicat andalou d’ouvriers agricoles, le Sindicato de Obreros del Campo fut l’une des forces d’impulsion de l’occupation de Somonte), des habitants des villages voisins, toute une multitude solidaire venue d’Espagne s’opposent encore à un système de répartition des terres quasi féodal, occupant et cultivant en toute illégalité 400 hectares arrachés au gouvernement autonome régional qui souhaitait les brader. Une prophétie auto-réalisatrice trace le chemin à parcourir : “Cette action devrait marquer le début de la révolution agraire qui, en cette période de chômage, de pénurie et d’escroquerie néolibérale, nous manque tant. Aujourd’hui toute alternative pour survivre avec dignité doit passer par la lutte pour la terre, l’agriculture paysanne et la souveraineté alimentaire.”

Le drapeau noir flotte sur la marmite
Mais la question de l’autosubsistance et de l’approvisionnement de toute communauté en sécession pose nécessairement celle des pratiques et de leur coexistence. Ainsi, le syndicat andalou des travailleurs agricoles a-t-il pu également organiser, en parallèle de ses actions de réappropriation des terres, des actions illégalistes visant le pillage de supermarchés dans l’objectif d’une redistribution au sein des quartiers pauvres. Des opérations de “récup” menées régulièrement à partir de la ZAD, jusqu’aux raids éclairs de la crypto-commission “Pillage-partage” menés in situ, d’autres voies d’approvisonnement sont possibles, s’ouvrant comme autant de voies d’eau dans la flotte marchande du Capital.

Et le spectre de la piraterie se profile bien vite quand on emprunte aux modèles de survivance pré-industriels : cultivateurs sédentarisés ou nomades pillards ? Ceux de Libertalia ont répondu à leur façon. Au Zadistan, cette dichotomie réapparaît régulièrement, se nourrissant des fantasmes de flibusterie chers à l’imaginaire libertaire.

Alors, on cherche la fréquence de Radio Klaxon, radio pirate qui squatte les ondes de Radio Vinci Autoroutes, et on écoute… En quelques phrases, l’imaginaire déborde et le visage de Gabriele D’Annunzio s’impose avec en arrière plan le pavillon des brigands des mers. L’émission se poursuit… et sur la Zone d’Autonomie Définitive se déploie toute la cohorte des Uscochi de la marine de l’Etat libre de Fiume, déserteurs, anarchistes milanais, artistes et aventuriers qui surent en un temps lointain se métamorphoser en pirates, arraisonnant les navires de la flotte italienne pour nourrir la cité rebelle.

“Autoréduction à Vigneux-de-Bretagne”, 6 août 2009, film collectif diffusé cet automne sur la ZAD :

Le 7 août 2009, on découvrait dans la presse nationale ces quelques lignes : “La scène vécue jeudi dans le supermarché de Vigneux-de-Bretagne, près de Nantes, est digne du Far West. Vers midi, une cinquantaine de personnes se sont engouffrées dans le magasin, le visage masqué et munie de bâtons. En quelques secondes, elles se sont éparpillées dans les rayons, se servant en alcool, nourriture ou matériel hi-fi. Le gérant et trois salariés du Super U qui ont tenté de les arrêter ont été molestés. Arrivés sur les lieux, les gendarmes ont été la cible de tirs de fusées de détresse lancées par les pillards.” Dans un communiqué, “La horde d’affamés” répliqua : “S’organiser pour la subsistance semble impensable sans l’attaque du dispositif supermarché. Que se nourrir devienne une expérimentation communiste !!! (…) Cette autoréduction a été une revanche joyeuse. Et le partage du butin prolonge le pied-de-nez fait aux conventions, aux codes et obligations du monde marchand. Mais rassurez-vous d’autres coups sont possibles : les potagers collectifs, le vol à l’étalage et autres pratiques de bandits de grands chemins.”



Chronique du dehors, par Francis Mizio
VOUS PAIEREZ PLUS TARD

Le chariot de supermarché progresse dans le contrejour d’une lumière blanche émise en fin de rayon par une vitrine frigorifique. La femme louvoie prudemment, hésite, regarde de tous côtés et soudain capture un sachet contenant une des 45 variétés de chips disponibles. D’un geste sûr, elle lance sa proie dans son estomac proéminant composé de fils d’acier mus par des roulettes erratiques ; ventre-moloch qu’elle pousse devant elle avec la détermination de ceux qui accomplissent de nécessaires gestes de survie. Elle repart, s’arrête, piétine, tendue, soucieuse, guidée par une forêt de panneaux, examinant des chiffres criards sur des boîtes bariolées, scrutant des slogans tressautant d’enthousiasme. Elle est en traque, allant et revenant d’une zone à l’autre : ici les pâtes, là le sucre et la farine. La zone viande se trouve au fond de l’hypermarché. Le chemin sera long. Il sera parsemé d’embûches et de tentations.

Mais il faut bien se nourrir.
L’homme soupèse le manche de pelle d’un air concentré. Il essaie d’évaluer sa robustesse et les blessures qu’il pourrait lui causer aux mains. La musique, souvent interrompue par des voix suaves de sirènes souriantes et marchandes, en pénétrant ses pensées, l’anesthésie quelque peu. A-t-il vraiment envie d’aller jardiner dans le bocage ? De se casser le dos ? Parfois, il ne sait plus vraiment. Au-dessus des pioches alignées comme des fantassins glapit un petit écran sur lequel tourne en boucle un film surexcité. Il y est question d’un lombricomposteur d’appartement, “propre, sans odeur, compact”.

L’homme lève les yeux et se dit qu’il pourrait lui aussi, grâce à cet équipement, contribuer à modestement sauver la planète. Après tout, il vit à Nantes, ville éco, trieuse, durable, green capitale, zone adepte de la désintoxication des pollutions et fléaux modernes. Oui, le lombricomposteur lui permettrait d’alimenter, de son humble contribution, cette lutte, juste et noble sans devoir retourner la terre pour faire le locavore tendance ; rôle qu’attend de lui son entourage en exerçant une légère pression à coup d’arguments tant angéliques que souvent imparables. Et puis, la fille du film lui explique que ce n’est pas si cher, et qu’on peut le payer en plusieurs fois avec la carte du magasin.

L’homme repose le manche de pelle dans le rayon.
Les femmes et les hommes sortent sur le parking en poussant leurs chariots. Des voitures taillées comme des tanks de la Première guerre et valant le prix d’une petite maison, d’une couleur carapace de scarabée métallique, aux phares-yeux accentués par un rimmel de néons, attendent sur le vaste parking d’emporter dans un nuage noir leur propriétaire au pied de tours luisantes, ou dans les souterrains de ces zones piétonnes et aseptisées où la mise en scène de l’air et de l’espace donnent cette illusion d’un habitat aussi créatif que sain, respectueux de culture et d’histoire, sachant mêler patrimoine et audaces de l’innovation.

Leurs achats du samedi matin déballés, certains occuperont leurs loisirs en allant assister aux travaux participatifs de l’atelier-climat ou à ceux portant sur les nouveaux indicateurs de richesse, en déambulant dans l’exposition d’œuvres-messages réalisées avec des rebuts agglutinés, en allant renifler les arômes des vastes pots de graminées disséminés dans les rues à l’occasion de la venue de touristes supposés aussi nombreux que dépensiers. Les plus casaniers regarderont sur le Web ou sur des chaînes de télévision intelligentes des films édifiants quant à l’état du monde et la prise de conscience, enfin, devenue générale. Et la misère sera plus belle au soleil des écrans plasma.

Du haut d’un immeuble récent survolé à l’instant par un avion menant des passagers vers un changement d’air mérité et low cost, un homme observe la ville, la noria des bus écologiques et des belles cyclistes aux jambes dorées et fuselées. La future métropole a une teinte douce à travers sa baie vitrée, réalisée avec ce verre révolutionnaire et onéreux qui sait faire glisser les gouttes d’eau sans qu’elles laissent de trace, annihilant les inconvénients d’une nature parfois capricieuse.

Satisfait, l’homme étend son regard jusqu’à l’horizon, au delà de la zone des supermarchés et, le regard plissé, examine la lisière de la forêt, elle aussi, si rassurante. Il aime à la savoir si proche. Il sait qu’après elle, par delà des champs et des prés, très loin encore se trouvent des plages brûlantes et des flots bleus, si apaisants. C’est décidément une belle ville, une belle région. On s’y sent bien.

Il y a un équilibre parfait, qu’on sent enfin pérenne, enfin abouti.
Quand soudain il croit distinguer des mouvements à l’orée du bois. On aurait dit que des rangées de silhouettes sombres et difformes viennent d’en surgir. On aurait dit une horde. On aurait dit des créatures telluriques. Les bâtiments de la zone de chalandise cachent déjà ce qu’il a cru voir avancer. Il se met à penser, bêtement, par réflexe idiot, irrationnel, que ce sont les zadistes qui viennent de débuter leur expansion. Leur partout. Qui viennent se servir.

Et il frémit.

NB. En passant, la plus belle scène de supermarché de tous les temps : “The Stepford Wives”, de Bryan Forbes (1975)

Alain Le Cabrit et Francis Mizio 

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