Cinquième épisode de nos “Chroniques du Zadistan, soit le double regard de l’intérieur (Alain Le Cabrit) et du dehors (l’écrivain nantais Francis Mizio). A Nantes, samedi 22 février, la manifestation des opposants à l’aéroport Notre-Dame-des-Landes a mobilisé et… dégénéré.
Sur les murs de Nantes, une trace de la manifestation des anti aéroport Notre-Dame-des-Landes le 22 février dernier. © DR
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Chroniques du Zadistan (5) : Nantes l’insurgée

Une semaine après la manifestation à Nantes contre le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes, alors que les grands médias ont surtout parlé des “casseurs”, nos “Chroniques du Zadistan” viennent à point nommé (ni trop près, ni trop loin de l’événement), porter leur double regard, du dedans de la ZAD (Alain Le Cabrit) et d’un extérieur à peine distant (l’écrivain Francis Mizio habite Nantes).

(Nantes, correspondants)

Chronique du dehors, par Francis Mizio
Ad Nauseam

En mai 2010, 10.000 personnes s’étaient livrées à un apéro Facebook géant Place Royale, à Nantes. Ce soir-là, 9999 seulement rentrèrent vivantes. Le lendemain matin, la ville ne portait plus aucune trace de l’événement. Aucune bouteille vide, aucun papier gras, pas un joint à terre... On avait nuitamment mobilisé des bataillons de nettoyeurs pour stoïquement disperser au jet d’eau la gerbe des suralcoolisés.

Dimanche 23 février 2014, lendemain de la manif festive, familiale et fort bien dotée en participants contre l’aéroport Notre-Dame-des-Landes, qui a dégénéré –a-t-il été dit– en “émeute” ou en “guérilla urbaine”, laissant –a-t-il été insisté– une ville “saccagée”, “dévastée”, les bataillons de balais n’y auront pas suffi en quelques heures. Quoique.

Deux jours plus tard, mardi matin, hormis quelques planches sur des vitrines lacunaires, la boutique de la TAN (société nantaise des transports en commun liée à Nantes Métropole et visée par les émeutiers) et des aubettes du tramway brûlées, voire quelques tags et autocollants passés à l’as des décapeurs, on aurait presque oublié que 40.000 personnes avaient voulu ici exprimer leur détermination, et qu’une quarantaine de casseurs s’y étaient violemment défoulés. Ne subsistaient quasiment plus de traces des dégâts, pas plus que de glaires ni de larmes des lacrymogénéisés.

Guerre de mots
Nantes réagit toujours illico sur sa propre image. Nantes qui fut “Green Capitale 2013” est toujours soucieuse de tôt se régénérer, de recouvrer son vert feuillage. Et il ne subsiste déjà plus dans les têtes que les mots, les chiffres pour continuer une guerre muée aujourd’hui en hydre. Il ne s’agit plus de combats d’idées ou de batailles de droit. Il ne s’agit plus d’opération César et de village gaulois. Il s’agit de guerres de mots devenus de plus en plus simples, et de chiffres de plus en plus faux.

Mots d’une pauvreté à pleurer : entre politiques avides et partis cupides ; entre élus entêtés et administrés humiliés ; entre associations débordées et institutions inféodées, entre anti et pro, entre citoyens exaspérés et entre ceux qui n’en peuvent mais, entre “casseurs” et tout le monde. Désormais perdurera une absolue impossibilité à se comprendre. Et tous les anti de se trouver marris que la violence ait occulté une vaste et joyeuse mobilisation citoyenne témoignant d’une cause plus que majoritairement partagée.

En ville, comme sur les réseaux sociaux, les camps se sont crispés. Les casseurs ont aussi brisé la glace de la retenue. C’est l’escalade symétrique. Les masques tombent. La haine obtuse a germé. Des vestes ordinaires se sont brusquement retournées, dévoilant leur revers de cuir. On lit de tout dans les journaux bavards et hâtifs : haine du flic et du préfet, haine du casseur, haine du zadiste, de l’anarchiste, du jeune, et même haine des “deux tritons et trois grenouilles”.

Nausée
Depuis dimanche 23 février, tout le monde y va de son billet, du plus utile au plus subtil, du plus bête au plus ramasse-miettes. Celui-ci voit son activisme bande-mou retrouver de l’ardeur ; celui-là cynique et opportuniste élabore des théories fumeuses en tentant de se situer à une hauteur de réflexion, que, vassal génétiquement programmé pour penser dans les lignes municipales, il n’atteindra jamais.

Exaltation ou bien-pensance, postures ou morale, tritons toujours brandis contre couleuvres maintenant avalées. Et ces nuages lacrymogènes de mots font mal à la tête. Et la migraine donne des nausées. Et la nausée donne envie de vomir, alors que c’est loin d’être fini, puisque deux autres champs de bataille de mots s’annoncent : celle des victimes de violences des CRS face à la reconnaissance toujours impossible des délits commis par les appareils policiers, et celle qui ne manquera pas de se dérouler entre les paysans, les associations et comités d’anti et les zadistes, ces futurs anciens amis artistes et alternos qui deviendraient encombrants.

Une momie rance, naguère personnalité patronale locale, Alain Mustière, président de l’association de pro-aéroport Des ailes pour l’Ouest, lâche son fiel dans “Ouest France” du 25 février, trois jours après la manifestation : “Les opposants à l’aéroport du Grand Ouest au premier rang desquels l’Acipa (Association citoyenne intercommunale des populations concernées par l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, ndlr), le Cedpa, les élus écologistes, la Confédération paysanne et Copains44 (Collectif des organisations professionnelles agricoles indignées par le projet d’aéroport, ndlr) portent la lourde responsabilité de ces violences. Elles étaient prévisibles. Je rappelle que ces organisations tiennent des conférences de presse, posent en photo et tiennent des réunions avec les zadistes. Ces organisations sont les vitrines légales d’un bras armé antirépublicain et complice des violences.” On appréciera “les vitrines légales d’un bras armé antirépublicain”...

Le vieillard veut tellement un aéroport qu’il fantasme des dizaines de milliers de citoyens en terroristes. Sans doute faut-il vraiment se hâter de le construire, son jouet. C’est vrai qu’il a déjà 70 ans et qu’à 80, l’avion donne la nausée.

Guerre de chiffres
Chiffres protéiformes et fourbes qui veulent tromper chaque en-face : combien de manifestants pacifiques ? 20000 ou 70000 ? Combien de temps avant la manifestation le préfet a-t-il changé l’itinéraire : 2 jours ou 2 heures ? Combien de casseurs ? 1.000 ou une quarantaine ? Combien de civils blessés ? 20 ou 70 ? Combien d’arrestations ? 5 ou 17 ? Combien cela va-t-il coûter de “panser les plaies” de la ville –plaies si nombreuses qu’elle s’en est remise en quelques jours ? 1 million, 2 millions ? Les chiffres gonflent chaque jour. Combien coûte le déploiement policier depuis ces deux dernières années ? Combien cela coûterait si on le faisait, cet aéroport ? Et combien perdrait-on si on ne le faisait plus ? On s’en pose des combien. A donner le tournis.

Trois chiffres sont toutefois certains : Quentin avait 29 ans ce jour-là, jour de son anniversaire. Ce manifestant lambda, qui reculait devant l’avancée des armes dites non létales d’une police guerrière après avoir été “figée” par une “étonnante passivité” –c’est un syndicat de la police qui le dit–, avait deux yeux.

Il ne lui en reste plus qu’un.

Alors sur le pavé nettoyé de ma ville que j’aimais, toujours si proprette : vomir.


Chronique du dedans, par Alain Le Cabrit
Toupie or not toupie, ZAD is the question

(inscription rue de Strasbourg, Nantes, le 22 février 2014)

Le 22 février, Nantes a eu le tournis. Pourtant, une fois retombée la tempête, les tourbillons évanouis et le vortex refermé, la toupie des bétonneurs –elle– ne tourne toujours pas sur la ZAD et seules les girouettes politiques s’agitent toujours follement au gré des vents gouvernementaux, totalement déboussolées. Est-ce à dire que l’air de la cité ducale aurait une qualité particulière ?

Dans “La forme d’une ville”, Julien Gracq écrivait à propos de Nantes : “Une bise de passions anciennes, inexpiables et peut-être mal endormies, souffle encore aigrement dans les petits carrefours venteux qui s’ouvrent autour du Bouffay et de Sainte-Croix, et rappelle que la ville, dans les défoulements politiques collectifs, en 1793 comme en 1968, a eu tendance à aller plus loin qu’aucune autre.”

Comme en écho, l’écrivain Paul Louis Rossi soulignait pareillement dans “Nantes” combien cette cité, calme et parfois ennuyeuse, “électrisée certains soirs”, peut devenir folle jusqu’à l’excès, sous l’empire de la violence politique. En 1955 aussi, la lutte de classes atteignit ici un tel niveau d’intensité qu’en seulement quelques semaines, les ouvriers obtinrent davantage qu’en dix années de négociations syndicales.

Nantes, belle car rebelle
Unité d’action ouvrière, dépassement des appareils, spontanéisme : la forme que prit ce conflit local impressionna durablement les analystes comme en témoignent les écrits de Cornelius Castoriadis dans “Socialisme et Barbarie”. –Oui, Monsieur Valls, “l’ultra gauche” a bien une histoire en nos murs, mais elle ne correspond en rien aux fantasmes brouillons colportés par votre ami de trente ans, Alain Bauer, ex-conseiller sur les questions de sécurité et de terrorisme de Nicolas Sarkozy.

Revenant précisément sur ces grandes grèves ouvrières, le cinéaste Jacques Demy qui réalisa Une Chambre en ville, contribuait également à alimenter la réputation des lieux. Interrogé sur le tournage de son film, il confiait ainsi avoir toujours “aimé l’histoire de Nantes” : “J’ai aimé sa violence, sa passion. Et puis je l’ai vécue petit, d’abord en 1936 où j’ai vu les premières manifestations de la foule contre l’autorité.”

Quarante ans plus tard, en 1978, l’écrivain Jean-Luc Hennig, qui a vécu quelque temps sur place, évoquait encore dans les colonnes de “Libération” “les dernières flambées situs” ou “les nouvelles virées des autonomes” qui, sous les buées de Nantes, décoraient la BNP de la Place Royale d’un magistral “Jamais nous ne travaillerons”. Il concluait : “La floraison étonnante de tous les groupuscules imaginables nés de l’après-68” a “tout de suite pris des allures de vertige” ; “tout pouvait ressurgir, de violences profondes, invisibles, presque centésimales. Nantes était devenu un espace aléatoire”.

Turbulences phénoménologiques et étourdissements…
Après huit heures d’affrontements entre manifestants et forces de police durant la dernière grande manifestation d’opposition à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, Nantes était redevenue un espace aléatoire ne fournissant plus de réponse sur la longitude :
“Hello Papa Tango Charly
Ici Papa Tango Charlie
Vous m’avez laissé enfin
Mon avion est comme fou
Moi, je me moque de tout”


Words Words Words
Place du Commerce, au cœur de la cité, le long d’un muret, à l’entrée d’un parking, non loin des locaux incendiés de la TAN, on pouvait lire ces quelques mots tagués : “DEBORDEMENTS” et de l’autre côté : “DEBORD DEMENT”. Décidément, les fantômes ont ici la vie dure.

Alors quoi ? Voilà la vieille antienne situationniste qui resurgit. De la démence sénile, peut-être ? Ou tout simplement une injonction relative à un sacerdoce à poursuivre : démentir les tromperies, les approximations accumulées dans le général comme dans le particulier, à l’instar de Debord qui s’est employé à examiner méthodiquement les ordures et décombres médiatiques de son temps ?

“Nantes, le centre-ville saccagé” — “La ville panse ses plaies” » : la presse locale retrouve, au mot près, la même titraille qu’en 1994, lors des émeutes estudiantines qui se déroulèrent à Nantes contre le CIP. Certains rassemblements avaient alors pris un tour insurrectionnel occasionnant des dégâts matériels bien plus divers que lors de la manifestation de dimanche.

Rien de comparable avec l’inventaire recensé par la majeure partie de la presse qui ne tient pas à voir qu’il s’agit, pour l’essentiel, de lieux ciblés : boutique et engins de chantier de Vinci, officines du “Voyage à Nantes”, bureau de tourisme de la Région des Pays de Loire, commissariat. Comme on peut le lire sur le site Mediapart : “les autres commerces sur le parcours, sans lien avec les porteurs du projet d’aéroport, sont laissés intacts (boulangeries, boutiques de fringues, épicerie).” Pourtant, les mêmes formules spectaculaires répétées inlassablement ont ressurgi : “Les casseurs ont gâché la fête.”

En 1994, la polémique sur les fameux casseurs résonnait dans un semblable tumulte, exhibant la même nécessité de nommer pour contrôler, de donner un visage à la peur pour mieux l’amplifier, mais surtout s’affichait avec un même aveuglement intellectuel. A une nuance près cependant, “Nantes forum”, la tribune libre de “Ouest-France”, accueillait encore parfois des voix discordantes.

V.R., étudiante en philosophie, domiciliée rue Pierre Loti, y écrivait ceci, qui n’a rien perdu de son actualité : “Je pense que les casseurs n’existent pas vraiment. C’est un concept-épouvantail inventé par le pouvoir pour effrayer la population, un peu comme jadis il y avait la peur fantasmatique des hordes d’affamés venues des campagnes. (…) le gouvernement appelle « casseurs » tout ce qui constitue une menace pour lui et qu’il veut discréditer. Certains journalistes, bien trop souvent, entretiennent l’illusion attribuant l’ensemble des dégradations aux « casseurs » en opposition aux manifestants alors que la casse est un mode de manifestation qui apparaît à mesure que le pouvoir se fait plus autoritaire : la destruction des biens matériels, la destruction symbolique du système à travers ce qu’il produit, comme dernier mode d’expression. (…) C’est pour cela qu’un casseur ne correspond pas une catégorie sociale, mais est un fantôme.”

La guerre des mots a pourtant débuté. Elle ne vise effectivement et sournoisement qu’un but : la dissociation et l’affaiblissement du mouvement contre l’aéroport. Elle masque à peine une volonté, celle de briser ce qui refuse de ployer. Dissocier pour mieux séparer, isoler et ensuite frapper. Et bientôt au terme “casseur” se substituera insidieusement une autre appellation, celle de “terroriste”. Le mouvement “No tav” en Italie en expérimente actuellement gravement les effets pervers.

Si naguère on brandissait l’effigie de “l’homme au couteau entre les dents” pour effrayer le bourgeois, aujourd’hui, le monde simplifié et falsifié laisse apparaître au-delà de la typologie du “casseur”, une nouvelle figure “intermédiaire” : celle du “black-bloc”, laquelle prépare le glissement sémantique vers le label “terroriste”.

Vilains sur la ville
Le ministère de l’Intérieur voit derrière la cagoule et le sweat noir des groupes qui sont “originaires de notre pays mais aussi de pays étrangers” quand Jacques Auxiette, le président de la région, reste persuadé que ceux-ci sont déjà massés aux portes de la cité, à 30 kilomètres en rase campagne. Protégés par les vilains (terme usité jadis pour désigner la paysannerie), lesquels nourrissent, bien entendu, un ressentiment à l’encontre de la Cité, les dangereux enragés restent cantonnés sur la ZAD où ils fourbissent leurs armes avant de déferler sur la ville.

Peu importe si le “black bloc” n’a pas d’existence en tant que groupe pérenne, s’il n’est en aucun cas une essence ou une “catégorie classante”, mais bien une pratique fluide et conjoncturelle, on réclame sa dissolution. Au ministère de l’intérieur, à la préfecture de police de Nantes et aux médias qui ont relayé les appels à la délation, il ne reste plus qu’à chanter aux mystérieux “blacks blocs” ivres de saccage et de haine gratuite :
“Allô Papa Tango Charlie
Allô Papa Tango Charlie
Répondez, nous vous cherchons”


Peu importe en effet qu’un black-bloc soit avant “tout un mode d’organisation et d’action”, “un mode d’apparition” –celui des fantômes, celui du spectre révolutionnaire qui hanterait encore l’Europe ( ?)–, il faut une histoire à raconter. Un récit –ce qu’on appelle aujourd’hui “a narrative story”–, qui doit falsifier celui qui suinte encore des murs et des ruelles pavées, qui doit détruire la mémoire d’une ville et des luttes qui l’ont marquée. Et voilà que, démentant les menteurs, resurgit soudain cette mémoire qui saisit derechef les corps et les esprits, les esprits du lieu et des fantômes par essence “insaisissables”.

En ce sens, l’interdiction inédite et tellement symbolique de manifester sur le Cours des 50 otages pouvait apparaître comme une négation programmatique de cette “imprégnation historique radio-active” qu’évoque aussi Gracq. Le Cours des 50 otages où se lit toujours, comme une cicatrice vive, le tracé de l’Erdre comblée, fut en effet le lieu par excellence d’innervation des mouvements sociaux.

Le barrer d’un dispositif qui n’est pas sans rappeler celui utilisé lors des grands sommets européens, c’est tenter d’un coup de force de tirer un trait sur le rêve et les cauchemars d’une ville. Pourtant, “comme ces fleuves que les sables ont bus, mais qui continuent d’alimenter la ville, la subversion, cette passion de la liberté, intrigue souterrainement les esprits et resurgit soudain en eaux neuves” (1). Alors une dernière vague viendra, peut-être, avec les effets du temps, balayer les premières offensives langagières des instances de coercition et un troisième mot réapparaîtra cette fois positivement : celui de “résistant”.


(1) Gabriel Parnet, “Des drapeaux rouges et noirs, surréalisme et situationnisme à Nantes”, tiré de l’ouvrage “Le Rêve d’une ville - Nantes et le surréalisme”, RMN, 1994.

Alain Le Cabrit et Francis Mizio 

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