Festival Accès)s( 16ème édition, du 12 octobre au 10 décembre 2016, à Pau. Exposition « Frontières et projections », jusqu’au 10 décembre au Bel Ordinaire, espace d’art contemporain, du mercredi au samedi, 15h à 19h.
Stany Combot présente à Pau son collectif, Echelle inconnue, qui défend une cartographie alternative, avec et pour les exclus. © Sarah Taurinya
< 22'10'16 >
Cartes d’Accè)s( au chaos des territoires

Pau, envoyée spéciale

Ce qu’il y a de bien avec Accès)s(, c’est que chaque année, le festival nouveaux médias de Pau parvient à se renouveler tout en poursuivant son exploration des territoires technologiques et ses bordures. Sans doute cela tient-il à son exceptionnelle ouverture : chaque édition est construite par un (ou deux) commissaires invités, le plus souvent artistes.

Après « Vu du ciel » en 2015 (invitée : Agnès de Cayeux), « Disnovation » en 2014 (invités Bertrand Grimault et Nicolas Maigret), l’édition 2016 a pour thématique « Frontières et projections », sur proposition des commissaires artistes Hortense Gauthier et Philippe Boisnard, connus sous le nom d’HP Process.

Crise migratoire, perte des repères géographiques et mentaux qui faisaient le ciment de nos sociétés… Sur cette crête d’actualité douloureuse, Accès)s( surfe jusqu’en décembre pour proposer un ensemble chaotique, exigeant et parfois labyrinthique, prenant l’idée de la carte et des frontières comme un « espace de possibles, générant de nouvelles façons d’être au monde, grâce à des artistes et chercheurs qui travaillent à l’intersection de l’art numérique, des arts visuels et sonores, de la poésie, de la géographie, du documentaire et de la prospective ».

Hortense Gautier et Philippe Boisnard ont d’abord posé les axes d’Accès)s( avec un colloque à l’université de Pau, débordé des frontières avec des performances à la Centrifugeuse et présentent une exposition qui se poursuit jusqu’au 10 décembre 2016 au Bel Ordinaire.


« Vaisseaux », performance d’Annabelle Playe, Gregory Robin et Marc Siffert à la Centrifugeuse, le 13 octobre en ouverture d’Accè)s(. © Sarah Taurinya

Les 13 et 14 octobre, le colloque « Cartographies : représentations poétiques et critiques pour penser les frontières et le monde contemporain » a proposé son lot d’interventions ultra-intellos et de présentations d’artistes. L’université de Pau en était le partenaire idéal avec ses deux projets de recherche, « Identités, Territoires, Expressions, Mobilités » (Item) et « Espaces, Frontières, métissages » –la directrice adjointe, Sabine Forero Mendoza, a d’ailleurs supervisé la programmation du colloque avec Hortense Gautier.

L’alter cartographie

Côté rafraîchissements, on a aimé l’architecte Stany Cambot d’Echelle inconnue venu présenter son collectif qui œuvre à une cartographie alternative pour révéler ce, celles et ceux qui ne figurent pas dans les versions officielles. Comme avec « Les parcours clandestins du cinéma » qui « ré-écrit l’histoire du cinéma afin de mettre en lumière ses voies clandestines, foraines, anarchistes ». Signe distinctif et revendiqué du collectif, le travail de terrain se passe ici entre la Normandie et l’Est de l’Europe, à la rencontre de personnes vivant ou travaillant dans la ville mobile et foraine. Ils réalisent in situ et avec elles des micro-documentaires, qu’ils projettent via leur ciné-camion MKN-VAN. Evidemment, ce retour aux débuts de l’histoire du cinéma résonne avec le sujet des films, qui refont l’histoire eux aussi.

Côté mélange vertueux intellos-artistes, l’Anti Atlas des frontières actualisait ce projet qui réunit scientifiques, artistes et associations et part de l’idée que « les frontières sont des réalités dynamiques qui échappent à la cartographie » (on vous en parlait dès 2013). Langage et références de chercheurs universitaires détachés de la réalité des drames frontaliers ? Ça fait dix ans que nous avons prédit les problématiques migratoires actuelles, rappelle Anne-Laure Amilhat Szary, spécialiste de géographie politique à l’université Grenoble-Alpes. Et depuis tout ce temps, les pouvoirs publics n’ont toujours pas été capables d’écouter les chercheurs et de trouver moyen de gérer la crise des migrants sur les trottoirs de Paris comme dans la jungle de Calais…


« Still Processing » (2014), installation de Gaëtan Gromer, datavisualisation des victimes des conflits du globe, ici en Colombie depuis 1964 (235 000 morts). © Sarah Taurinya

Politique de la carte

La carte est par définition politique, elle se pose telle un calque d’intentions sur la géographie physique et imprime ses projections sur le vivant. L’exposition au Bel Ordinaire propose de retourner les perspectives et remettre l’humain au centre.

Sur fond de sirène assourdie, Gaëtan Gromer installe quatre piliers encadrant un pupitre et, sur le mur, une nuée de petits points rouges clignotant sur une carte du monde : en cliquant sur un pays, « Still Processing » (2014) remplace la carte par un faisceau de lignes en mouvement qui finissent par former un compte en temps réel des morts dus au conflit en cours. Une mise en scène des données qui frappe.

Forensic Architecture recourt aux outils de surveillance pour raconter l’histoire du naufrage d’un bateau de migrants en Méditerranée. « The Left to Die Boat Case » (2014) est cette vidéo d’un petit rond perdu dans l’immense aplat bleu qui envoie ses signaux de détresse en pointillés, accompagné du texte elliptique des données en regard. Au casque, une voix égrène les appels au secours et les instances indifférentes qui les ont conduits à la mort, aussi froides que leurs dispositifs technologiques.

« The Left to Die Boat Case », Forensic Architecture (2014) :

Forensic Architecture, centre de recherche d’architecture et de nouveaux médias à l’université Goldsmiths de Londres, est aussi l’auteur du site Pattrn, outil de datavisualisation open source des conflits en cours, utile aux journalistes d’investigation, aux associations et aux chercheurs de la science ouverte.

La carte comme représentation du pouvoir, c’est la marque de fabrique du duo français Bureau d’études. Dans le couloir du Bel Ordinaire, « Un Atlas des priorités, cartographier les pouvoirs, cartographier les communs » illustre les réseaux de pouvoir et rend graphiquement leur complexité.


L’une des cartes composant l’atlas pour « une nouvelle citoyenneté émancipatrice » de Bureau d’études à Pau. © DR

Format paysage

Comment dire la nature à l’ère numérique ? David Bowen utilise les outils de capture 3D pour retransmettre un fragment de forêt américain dans « Landscape #1 » (2015), qui apparaît tournant sur un écran, colorisé en fonction de sa profondeur de champ, dissous en pixels scintillants, détaché de son environnement. Le temps réel de cette boucle hypnotique se perçoit dans les légères sautes du signal, fragilité toute poétique.

« Landscape #1 », David Bowen (2015) :

Gregory Chatonsky donne sa version paysagère des réseaux sociaux dans « Perfect skin II » (2015). Son programme collecte et traite les innombrables images Instagram de Kim Kardashian, symbole du vide de la médiacratie. Les longs travellings parcourent les collines de ses visages ré-assemblés, leur lenteur en accentue la monstruosité.

« Perfect skin II », Gregory Chatonsky (2015) :

Magali Daniaux et Cédric Pigot conduisent un travail de fond à la frontière de la Norvège et de la Russie depuis 2010. Ils investissent cette zone arctique de leur imaginaire. « 69°43’N » (2014) est un stream contemplatif documentant le développement de Kirkenes, ville stratégique sur la mer de Barents, en Norvège. Autre forme méditative de performance, la vidéo d’eux deux devant une porte de bunker dans la neige. C’est un pan du projet « Devenir graine » (2014), autour du Svalbard Global Seed Vault, cet entrepôt à semences mondiales. Contre les volontés de détention du vivant des firmes agro-alimentaires, ils ont développé un univers poétique en réalité virtuelle, allant jusqu’à s’approprier le nom « Svalbardglobalseedvault » qu’ils ont déposé en .com. Un hack jouissif.


Vue de l’exposition d’œuvres de Magali Daniaux et Cédric Pigot. © Sarah Taurinya

Sur un mode documentaire dans la droite ligne de Peter Watkins, Nicola Mai, sociologue et réalisateur, montre avec « Emborders » (2013-2015) deux « ethnofictions » sur les prostitués immigrés qui changent le récit de leurs vies et vont parfois jusqu’à modifier leur corps pour obtenir le droit d’asile. Nicola Mai a synthétisé les histoires et témoignages. Deux personnages, Samira/Karim, transgenre algérien, et Joy, femme nigériane, incarnent ces histoires et sont joués par différents acteurs. Chaque film est projeté sur deux écrans qui mettent en regard les dialogues, séparent les réalités et disent la complexité de ces situations.


« Travel » de Nicola Mai, partie du projet « Emborders ». © Sarah Taurinya

Frontières géopolitiques, frontières des genres, frontières réel/virtuel… l’édition 2016 d’Accè)s( compose une vision fragmentée des mutations de la représentation des espaces physiques et virtuels et de leurs frictions. Au final, le chaos gagne sur la cohérence, ce qui est sans doute le reflet le plus exact de notre monde contemporain. En conclusion du colloque, Philippe Boisnard suggérait « de passer de la mesure de l’espace à la mesure du temps ». Les œuvres exposées en témoignent : un temps pour se poser, un temps pour réfléchir, un temps pour aller au-delà de la surface plane des écrans, reconquérir des espaces de liberté.

Sarah Taurinya 

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