Interview de Bruce Sterling, en avant première d’un hors-série MCD sur l’Internet des objets à paraître début 2011, confié à poptronics. Interview réalisée par mail. Le pdf de l’original en anglais est disponible ici :

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« Internet des objets : are you ready ? », conférences et workshops organisé par Council France, le 1/12, à la Maison des métallos. De 10h à 13h (conférences sur inscription), de 14h à 19h30 (workshops sur inscription) et de 20h à 23 h (soirée dorkbot, ouverte au public).

Cette journée Internet des objets est partie prenante du premier Digitalement Vôtre, du 30 novembre au 8 décembre, à la Maison des Métallos à Paris : installations, conférences, spectacles, rencontres, atelier…

Bruce Sterling, éditorialiste, futurologue et pamphlétaire, actualise sa pensée sur l’Internet des objets. © DR
< 01'12'10 >
Bruce Sterling : "L’avenir est aux internets urbains"

« Un temps pour questionner l’espace des possibles qu’ouvre l’internet des objets », c’est le vaste programme de ce 1er décembre à la Maison des métallos à Paris, coup d’envoi du tout nouveau rendez-vous de culture numérique, Digitalement vôtre. Cet événement atypique en France, dans le prolongement des Immatérielles 2009), mélange conférences et rencontres artistiques, dorkbot (ce soir à 20h), exposition et concerts (Rubin Steiner, Computer Truck et Addictive TV, le 4/12).

En attendant la partie festive de ce Digitalement vôtre, concocté par MCD (on y reviendra), poptronics, partenaire de cet « Internet des objets : are you ready ? », vous propose en exclusivité et en avant-première au hors-série MCD (confié à poptronics, à paraître début 2011) sur ces objets intelligents et connectés, un entretien avec l’authentique cybergourou Bruce Sterling.

En 2005, le futurologue et auteur de SF américain a été l’un des premiers à évoquer ces « objets bavards » dans le pamphlet écolo-techno « Shaping Things », aux éditions du MIT. Cinq ans plus tard, la RFID, les puces, le GPS et la réalité augmentée, loin d’être des artefacts de science-fiction, ont pénétré nos vies, des moutons européens aux portiques des supermarchés. « L’Internet des objets est une technologie puissante qui n’est destinée à servir ni les causes de la liberté ni de l’ouverture », nous explique Bruce Sterling.

Quel rapport y a-t-il entre l’Internet des objets et le spime, ce mot valise composé de space et time que vous avez inventé dans "Objets bavards", publié en 2005 aux Etats-Unis ?
Dans Internet des objets, l’attention est naturellement attirée sur l’Internet, tandis qu’un spime est un objet à l’intérieur de cet Internet des objets. J’ai utilisé ce néologisme de manière à traiter du sujet dans une perspective de design industriel. C’était particulièrement utile, me semblait-il, pour se concentrer sur des objets physiques plutôt que sur les questions de réseau. Sur la chose, non sur l’Internet. Mais il pourrait y avoir tout un tas d’Internet des objets. Ils n’auraient pas nécessairement la qualité de "spimes". Les spimes sont des objets à l’intérieur d’un système de production complet qui est centré sur la durabilité. Je vois les spimes comme partie prenante du combat global sur les enjeux environnementaux.

Après plusieurs années de développement de l’Internet des objets, quelles sont selon vous les étapes-clé dans la conception des spimes ?
Il y en a six : des plans numériques pour les objets, des identités numériques pour les objets, une fabrication numérique, un système de tracking, un système de recherche et de datamining, et un système de recyclage. Mais quand bien même ces six technologies-clé se développeraient et convergeraient à un rythme soutenu, elles auraient encore besoin pour que ça marche d’un design d’interaction et de médias sociaux.

Vous écriviez dans "Objets bavards" que 2010 verrait l’avènement d’une société de ’gizmos’ ou de ’spimes’. Qu’en pensez-vous aujourd’hui, en 2010 ?
Pour que les spimes adviennent, six technologies auraient dû converger. Depuis que j’ai écrit ce livre, certaines se sont bien développées tandis que d’autres ont clairement échoué. Celle qui est probablement le plus à la traîne, la technologie RFID, est aussi celle qui permettrait de rendre les objets à l’intérieur de cet Internet des objets uniques, grâce à une identité traçable. Je ne dirais pas que la technologie RFID a totalement échoué, mais la RFID au niveau de l’objet est assez rare aujourd’hui. Et sans elle, les spimes resteront une idée visionnaire et théorique sur le design. Les précurseurs des spimes, les « gizmos », sont des objets complexes à la courte durée de vie mais aux importantes capacités techniques, existant en dehors de l’Internet des objets. Nous avons aujourd’hui beaucoup de gizmos - les téléphones cellulaires, les ordinateurs portables et les iPads en sont tous de bons exemples. Ils ont de nombreuses vertus, mais ne sont certainement pas durables.
Ces technologies que j’ai décrites en 2005 progressent mais ne sont pas figées en un seul système universel ubiquitaire. Il y a des signes ici et là, mais je n’appellerai pas cela une lame de fond. Nous n’approchons certainement pas d’un modèle de développement durable.
Fondamentalement, nous nous approchons de la pauvreté.

Voyez-vous des spimes autour de nous ? Quels sont selon vous les plus intéressants ?
Je dirais que les objets les plus proches des spimes sont des téléphones portables avec GPS, wifi, et navigation sur le Web, mais ces dispositifs sont assez primaires et malhabiles par rapport aux spimes. Cependant, il se peut que nous n’ayons jamais un « Internet des objets ». Il se peut que « l’informatique en milieu urbain » soit un meilleur modèle pour ce qui nous arrive — en d’autres termes, l’avenir ne tourne pas autour d’un Internet basé sur des objets, mais autour de gens navigant dans un Internet urbain. Non pas RFID, mais Foursquare (du nom d’un réseau social géolocalisé très populaire aux Etats-Unis, ndlr).

Quels sont les usages les plus inattendus et les produits liés à l’Internet des objets que vous avez vu émerger ces derniers temps ?
Probablement les codes barres, les marqueurs 2D et la réalité augmentée (RA). Il ne m’était pas venu à l’esprit qu’il pourrait y avoir une nouvelle méthode d’interaction avec les objets qui intègre sur nos écrans des vidéos en temps réel de réalité augmentée. Mais de toute évidence, le design de cette interaction est tout aussi crucial – ce n’est pas seulement une question d’amélioration du modèle industriel en numérisant le cycle de vie des objets physiques.
Je suis également impressionné par les nouveaux réseaux sociaux de partage de médias qui permettent une circulation entre utilisateurs dans une écononomie en réseau post-location. Certains appellent cela "la consommation collaborative". Mon livre de 2005 y fait à peine allusion.

Les designers, dites-vous, construisent des objets qui anticipent l’avenir. Que pensez-vous des fablabs et de certains activistes, qui ne se positionnent pas comme des professionnels du design ?
Ce sont pour la plupart des amateurs sociaux, comme ces gens qui mettent en commun leurs connaissances pour peindre des soldats de plomb, construire des modèles réduits ou collectionner des timbres. Prenez Popular Mechanics (Mécanique populaire, la revue des bricoleurs américains, ndlr), ils ont une histoire longue et intéressante. L’Internet a beaucoup d’impact sur cette communauté. Toutefois, si l’on veut remodeler l’industrie en général, et non pas fabriquer de l’artisanat pour son cercle d’amis, il vaut mieux prendre le design très au sérieux.

Pensez-vous que l’Internet des objets, concept qui ne semble pas faire rêver, sera l’une des métahistoires que, selon vous, nous devons construire pour maîtriser notre environnement ?
Je peux vous assurer qu’il y a des gens très occupés à rêver de ce sujet.

Que pensez-vous de la vision de l’Internet des objets développée par les luddites ? Parmi les nombreuses critiques qui accompagnent cet Internet des objets (politique, droits individuels, vie privée...), lesquelles vous semblent les plus intéressantes ?
Je dirais celles du Dr Katherine Albrecht (l’auteur de « Spychips : How major corporations and government plan to track your every move with RFID »,à la tête de l’association de défense de consommateurs Caspian, ndlr). Elles sont intéressantes. Pas justes, mais intéressantes. Je pense que les Chinois sont de bons critiques de l’Internet des objets, mais pas du point de vue des droits civils ou des questions de vie privée. Ils veulent simplement que cela marche du point de vue de l’avantage compétitif chinois.

Selon vous, l’acceptation est la condition d’un design réussi. Que pensez-vous de la résistance sociale aux puces, aux codes barres et à ces dispositifs invisibles qui favorisent l’Internet des objets ?
Les puces et les codes barres se heurtent à certaines limites tenaces, mais ce ne sont pas des limites dues à une résistance sociale. La technologie elle-même est encore assez primitive et échoue de manière embarrassante.

L’Internet des objets n’est-il pas de plus en plus un moyen de contrôler nos données, c’est à dire nos vies ?
Je ne pense pas que cela ait beaucoup de sens de parler de « contrôler » la vie des gens quand la plupart d’entre eux mènent une vie précaire au bord de l’effondrement économique. Vous ne pouvez pas « contrôler » la vie des gens quand ils n’ont pas d’emplois stables, de pensions ou d’assurance maladie. Vous pouvez maintenir l’ordre et les opprimer, mais s’ils ne savent pas quoi faire de leur vie, vous ne pouvez pas les « contrôler ». Notre époque est beaucoup trop malheureuse pour que les gens se sentent contrôlés.

Quelle est l’importance du datamining aujourd’hui ? Quantité de données stockées sont plus ou moins ignorées. Qui devrait se charger de leur contrôle et de leur organisation ?
Les données n’ont pas besoin d’être humainement comprises pour être utiles aux gens. Vous pouvez taper deux mots au hasard dans Google et obtenir instantanément des résultats qu’aucun être humain n’a jamais vus. Il n’y a aucun contrôle ou organisation là-dedans. Google est un ensemble d’algorithmes de datamining, et jusqu’à ce que vous ayez tapé ces termes de cette recherche, cette page de résultats est si bien « ignorée » qu’elle n’existe même pas.

Codes barres, puces, Arduino, Internet des objets… D’après vous, donner un nom à un concept est une étape importante dans l’acceptation de ce concept. En français, Internet des choses (Internet of things) est appelé Internet des objets. Qu’en pensez-vous ?
Je suis assez fan des mots ’ordinateur’ et ’réalité augmentée’, et aucune autre langue n’en parle ainsi. La France a une longue histoire pour tenter d’imposer un discours politiquement correct sur les développements technologiques. Un ’Internet des choses français’ serait intéressant. Il échouerait probablement comme le Minitel et le télégraphe optique de Chappe, mais il pourrait pousser à développer des espaces inattendus. Je ne vois pas quel intérêt il y aurait à reprocher aux Français de se comporter comme ils le font depuis des siècles. Les données en français sont ignorées par les personnes qui ne parlent pas français, cela ne signifie pas que les données en français sont sans importance. La sensibilisation consciente aux données n’est pas la même chose que leur utilité.

L’électronique est l’une des industries les plus sales au monde. Comment faire des objets Internet au quotidien sans porter atteinte à l’environnement ?
Il y a tout un tas d’industries beaucoup plus sales et dangereuses que l’électronique. Les pires sont généralement les plus anciennes. L’électronique est coupable de nombreux crimes contre l’environnement, mais aucune autre industrie n’est plus dégoûtante que les combustibles fossiles.

En tant qu’écrivain de science-fiction, que pensez-vous de la futurologie ?
Nous, écrivains SF, devons réévaluer l’histoire et l’avenir d’un point de vue de penseurs d’une société en réseau.

La vision du Français Paul Virilio sur la société de la vitesse et sa théorie de « l’accident intégral » semble contraire à la vôtre. Qu’en pensez-vous ?
Je préfère Baudrillard à Virilio, mais je suppose que c’est une question de goût.

recueilli par anne laforet et annick rivoire 

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