Extrait de la vidéo tirée de la performance « L’un la poupée de l’autre » d’Annie Abrahams et Nicolas Frespech. © DR
< 06'03'08 >  Entretien
Annie Abrahams, Nicolas Frespech, l’un l’entretien de l’autre

« L’un la poupée de l’autre » a d’abord existé comme performance au Flash Festival de Beaubourg, en mai 2007 à Paris, avant d’être présentée en version vidéo aux Nuits numériques de Reims en octobre ou à Londres en décembre dans le cadre du festival INTIMACY. L’avant et l’après-performance, par les traces vidéo ou les dispositifs que Nicolas Frespech et Annie Abrahams mettent en place à petites touches, finissent par prendre une valeur artistique en soi. Côté poptronics, des échanges par mail (avec Annie Abrahams d’un côté, Nicolas Frespech de l’autre) ont eu lieu. De ces échanges est tiré cet entretien quasi-fictif (puisque Annie et Nicolas n’ont pas vu les réponses de l’autre), réalisé fin 2007.

L’entretien en PDF :

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Poptronics : La première question est très triviale, c’est pourquoi la tente et accessoirement, y a-t-il un rapport avec les tentes rouges des Don Quichotte et de Médecins du monde qui ont rendu les SDF à nouveau visibles en ville ?

Annie Abrahams : Cette tente c’est un abri, une protection, un espace réduit, un endroit sombre, un utérus. Un câble sort de la tente : le cordon qui nous nourrit ou celui par lequel s’évacuent nos déchets ? Je trouve l’image assez perturbante et je ne sais pas si je peux l’assumer entièrement, mais elle est là et me travaille. La tente n’est-elle pas un excellent véhicule pour cette rencontre, cette écriture d’un autoportrait à deux dans un espace à mi-chemin entre l’espace privé et l’espace public ?

Nicolas Frespech : Est-ce le simple fait qu’ils aient des tentes qui te fait poser la question de nos tentes VIP ? J’ai un souvenir très particulier, l’année dernière en passant à Paris, j’ai vu pour la première fois ces tentes. Je montais l’escalator pour aller voir l’expo Closky et hop, au loin, derrière la baie vitrée, les fameuses tentes… comme des installations de musée ! Ensuite, je me souviens d’une création présente au musée du Centre, cette sculpture d’un homme à terre et qui semble respirer sous sa couverture. Mais pour revenir à la performance, j’ai toujours pensé au travail de Tracey Emin, « Everyone That I Have Ever Slept With 1963-1995 » et aussi au fait que cette création est partie en fumée dans l’incendie de la collection. J’avais déjà trouvé dans cette pièce une source d’inspiration pour une performance réalisée avec un dispositif wap « Camping Sauvage » (2004), une performance de 24h. C’est la même tente que j’ai utilisée pour « L’un la poupée de l’autre », en fait je ne fais du « camping » que pour les interventions. C’est ça le camping arty, non ?

Annie Abrahams : La performance fonctionne aussi comme une mise en perspective de notre coprésence Nicolas et moi dans le monde du net-art depuis maintenant plus de dix ans. Mais elle peut être également vue comme un geste qui dévoile le jeu et les perversités qui en découlent, entre proximité et distance, dans les rapports sur Internet, d’une manière assez littérale.

Poptronics : Pourquoi ce choix de l’intime (à deux sur la scène d’un musée en plus…) ?

Nicolas Frespech : Dans le registre « écran de l’intimité », j’avais conçu « Love + Conforama = Lovorama » après avoir lu le livre de Nicolas Thély, « Vu à la webcam ». J’avais acheté un vrai lit du Loft (la première émission de télé réalité de M6) et transposé la scène dans un espace purement privé, du groupe à l’individu. Ça ne ressemblait pas à la chambre des sept nains, il n’y avait qu’un lit et une performance à heure fixe.

Annie Abrahams : Moi, je pensais surtout à une trilogie de Peter Sloterdijk, « Sphères I, Bulles II, Globes III Ecumes ». Il y a aussi la référence à des œuvres de Mario Mertz ou Ernesto Neto pour n’en citer que deux. Pour moi, le plus important est que cette tente a la forme d’une bulle et qu’elle fait référence à la sphère dans laquelle je pense vivre. Qu’elle symbolise ma façon de produire mon être dans le monde. Sa protection et ses possibilités, mais aussi sa fragilité et son instabilité déterminent mon rapport à ce monde complexe et incertain qui m’entoure.
Cette performance n’aurait jamais existé si je n’avais pas fait auparavant d’autres expériences : « Oppera Internettikka – Protection et Sécurité » avec Igor Stromajer, « Je ne suis pas une œuvre d’art » avec le Frac Languedoc-Roussillon, les séances « provi&testi » dans l’espace Monoquini et surtout les rendez-vous « Breaking Solitude » que « j’anime » sur le site panoplie.org. Très concrètement c’est le rendez-vous « Breaking Solitude » avec Antoine Moreau, le face-à-face avec lui qui a relevé les possibilités de l’outil développé par Clément Charmet.
Deux autres références sont assez importantes. En 1999 j’ai fait une webperformance dans le cadre du Pointproject à l’Academy of Fine Arts d’Helsinki. « I only have my name » était un projet de chat IRC (Internet Relay Chat) (en anglais) autour de l’identité sur le Web : « Que signifient les noms sur l’Internet ? Que peut-on percevoir de la personnalité derrière l’identité Internet ? Qui est la vraie Annie Abrahams entre quatre Annie dans une rencontre IRC ? » J’avais demandé à 3 personnes, que je n’avais jamais rencontrées physiquement, mais avec qui j’avais une relation sur Internet assez intense (tous membres du groupe Lieudit) de jouer Annie Abrahams pendant un chat IRC. Avec moi, ça faisait 4 Annie parmi lesquelles les autres chatteurs devaient essayer de retrouver la vraie. Mon hypothèse était qu’ils n’y arriveraient pas. J’avais raison. Plus perturbant était le fait que quand je lisais les log files des 4 Annie, je me reconnaissais dans toutes les 4. Aujourd’hui, je ne sais même plus laquelle était moi...
Rachel Green dans son livre « Internet Art » (Thames & Hudson, 2004) disait de ce projet : « In this experiment Abrahams tried to answer a number of questions, such as "What is palpable of the personality behind the internet identity ?", testing recognition and sincerity, what is real and what is not, in environments like IRC channels. Using fifteen-minute question-and-answer sessions, she tried to establish if people could recognize her, out of four users called Annie. The results suggest that normal aspects of subjectivity, such as personality and opinions, become neutralized in many online venues. »

Poptronics : Dans une autre de tes performances, cette fois sur la peur (performance e-poetry, 2007), on retrouve ces sensations sur l’intime présentes sur scène avec Nicolas. A la différence près qu’ici vous êtes deux, et que votre intimité est tout à la fois médiée et mise à nu.

Annie Abrahams : Dans la performance e-poetry, j’utilisais les propos des internautes, rien d’autre, pas une seule parole de moi ou des femmes performeuses.

Poptronics : Malgré le titre de la performance, « L’un la poupée de l’autre », vous n’avez pas été jusqu’à cette manipulation de l’autre via la webcam, qui aurait pu rendre le tout plutôt trash, violent ou tordu. Même les séances de bisous faisaient davantage perler l’émotion que la crudité.

Annie Abrahams : Oui, ici la poupée a une volonté propre. D’ailleurs, tu sais, petite fille je n’ai jamais eu de poupée… je ne sais pas si je regrette.

Poptronics : La présence du cordon (ombilical, un monde sans fil avec fil ?) et l’aspect un peu « archaïque » de l’installation (je pense à la scénographie limitée, aux tentes dont l’esthétique est standard) fait penser à une Annette Messager qui revisite l’univers de l’enfance, les doudous, Pinocchio, etc., en dévoilant leur côté effrayant. Vous aussi, vous partez d’éléments très concrets de la vie quotidienne (pour les vacances mais aussi pour les SDF), et vous mettez en place un dispositif qui augmente la dimension cachée (l’intimité sous une tente, la difficulté d’échanger avec des artefacts technos).

Annie Abrahams : L’idée que la référence utérus pourrait dévoiler une régression m’effraie. Non pas que je redoute la régression personnelle, il y a du bien dans ça. Mais je redoute une société dont les membres ne se préoccupent que de leur sécurité, de leur confort, de la survie de leurs avatars dans le virtuel et où ils ont du mal à prendre leurs responsabilités dans le monde réel.

Poptronics : Avez-vous prévu de reproduire cette performance ?

Nicolas Frespech : Avec Annie, je crois bien que nous ne sommes pas encore prêts à faire du sensationnel, ça viendra peut-être un jour dans une version #120 où on pourra proposer de se pendre, mais je trouve que ce qu’on a réussi à faire tous les deux, c’est déjà sensationnel.

Annie Abrahams : J’ai comme Nicolas très envie d’élargir/continuer le projet. Nous pouvons envisager de présenter les deux vidéos enregistrées l’une en face de l’autre dans une installation vidéo.
Puis j’aimerais faire une série de trois performances sur le même principe. Nicolas et moi nous n’avons pas utilisé toutes nos idées et nos réserves. Nous ne sommes pas non plus au bout des surprises. Le mot clef n’est pas identité, mais authenticité.

annick rivoire 

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