L’Internet est LE média du porno, qui rapporte 3 à 4 milliards de dollars par an. Hors des autoroutes mainstream du X normatif 100% hétéro par et pour les hommes, existent des zones franches pour un porno alternatif, féministe, DiY. Enquête.
Le couple formé par Colin et Gray est star sur Make Love Not Porn, plateforme plutôt décalée et déculpabilisante sur le sexe (capture écran). © DR
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Alt-porn, le X en version Y

Octobre 2015 : Marc Dorcel, maître du X français depuis la fin des années 1970, se lance dans le porno en réalité virtuelle. Un casque sur la tête, le consommateur peut désormais vivre l’acte masturbatoire en 3D à 360°. Des métamorphoses technologiques, la pornographie en a connu quelques-unes depuis les débuts du cinéma X. Du magnétoscope au DVD, en passant par Canal+ et le Minitel, l’offre s’est démultipliée. Infiltrant l’Internet dès ses origines, et prenant le virage du Web 2.0 au tournant 2005, avec les « Tubes » (pas Youtube mais tous ses dérivés, toutes ces chaînes du web type X, Porn, Hub, X-Hamster, etc.). Le X occupe des térabits du Net au point d’en occuper aujourd’hui un bon tiers.

Aussi imposantes soient-elles, ces mues ne semblent pas avoir changé la nature fondamentale du X : le cul est d’abord et principalement envisagé comme un sujet pour hommes hétéros –la dernière proposition de Dorcel est d’ailleurs sous-titrée « Devenez un réalisateur/un acteur de porno (hétéro) ». L’homme est son point de gravitation, le « héros » pointé du doigt par Maïa Mazaurette dans le magazine « GQ », où la journaliste explique pourquoi elle ne regarde plus de porno. Lequel héros triomphe dans l’acte d’éjaculation.

Le X online, ce sont 3 à 4 milliards de dollars annuels, selon Stephen des Aulnois du magazine des cultures pornographiques « Le Tag parfait ». Mais si l’essentiel du clic et du fric se joue effectivement sur les ramifications des Tubes mainstream, un porno alternatif s’est installé sur la Toile.

Les femmes en sont les premières bénéficiaires qui, quelle que soit leur orientation sexuelle, s’y voient enfin représentées dans leurs fantasmes, selon leurs points de vue. Réalisatrices ou « modèles », femmes d’affaires ou amateures, elles revendiquent via le porno des envies personnelles, des choix esthétiques, assument leur(s) sexualité(s). Après les soutifs aux orties de 1968, et la pilule contraceptive de 1975, la Toile serait-elle un vecteur propice à l’épanouissement des femmes ?


Le 7 septembre 1968, 400 féministes manifestent à l’occasion de Miss America en jetant dans une poubelle des attributs féminins. © DR

L’Y dans l’X

« Je fais un doigt d’honneur à ce patriarcat qui voudrait me dicter comment je dois baiser », explique paisiblement Lucie Blush depuis Berlin où elle a élu domicile, à propos de l’image qui la popularise :


Lucie Blush aux doigts d’honneur. © DR

A 27 ans, la réalisatrice française de films porno pratique conjointement X et Web depuis plusieurs années. Graphiste de formation, elle a travaillé un an et demi à Barcelone au côté de la réalisatrice X suédoise Erika Lust, découvrant le porno d’un point de vue professionnel. « Ensuite, explique-t-elle, j’ai créé mon blog, “We love good sex” en proposant des contenus alternatifs, et ça a très vite marché. » C’est ainsi qu’elle réalise, en 2013, son premier porno féministe, « Alice Inside ».

Un tarif égalitaire

Parce qu’elle sont « nées sur sur le Web », les filles de la génération dite Y ont intégré l’esprit du porno féministe que revendiquaient les aînées Petra Joy, Madison Young ou Erika Lust. Lucie Blush réalise ses films sans se poser en porte-parole. Elle met en scène du « vrai » sexe, un plaisir « authentique », ainsi que des corps différents (potelés et tatoués compris). Elle ne les conçoit qu’avec un traitement « respectueux » (« les acteurs ne font que ce qu’ils ont envie de faire ») et égalitaire : « Contrairement à nombre de productions traditionnelles, explique Lucie Blush, il est important pour moi de rémunérer acteurs et actrices à un tarif identique, quel que soit leur genre » –les hommes étant généralement moins payés que les femmes dans l’industrie pornographique. Point de discours autour de tout ça : « J’essaie de produire un film par mois, c’est déjà beaucoup en soi. »

Mais c’est surtout le gommage des intermédiaires et des institutions via le Web social qui permet à ces femmes d’apporter leur vision du porno. « C’est une avancée considérable, on n’a plus besoin de producteur ou de qui que ce soit, on fait comme on le sent », explique Blush. De fait, les intermédiaires, traditionnellement masculins, imposaient les règles. L’actrice X devait réserver l’anal et l’interracial à sa fin de carrière, comme le rappelait la porn star Aurora Snow dans cette interview. Ces diktats ont volé en éclats avec les réalisations alternatives et les réseaux sociaux.

Le porno s’envisage comme on fait ses coloriages dans sa chambre, un bricolage qu’on améliore d’une production à l’autre, et qui se diffuse via le 2.0.

« Lucie Blush en tant que marque est nécessairement sur les réseaux sociaux – Facebook, Twitter et Instagram, explique la réalisatrice. Le fait de pouvoir contacter les réalisatrices et les actrices de porno plaît beaucoup. Ça réduit la distance. Et pour moi, il y a un feedback, et des gens qui me soutiennent. »

Depuis ses studios de Barcelone, Erika Lust, elle, affirme que le Web social est un « excellent moyen d’être en contact avec de potentiels performeurs et collaborateurs ». D’ailleurs, preuve que le sujet est d’importance, son staff « reçoit ces jours-ci un expert en social media », explique la réalisatrice suédoise.

Hors système, et avec des budgets sans commune mesure avec leur équivalent dans l’industrie (où une fille sous contrat aux Etats-Unis est payée 6000€ par mois tandis qu’un acteur online touchera 300€ par film), les filles mettent en scène d’autres sexualités (trans, gouines, etc.). Les désirs sont représentés dans leur variété. Ils sont rendus possibles.

Erika Lust, « It’s time for porn to change » (TED conférence, 2014) :

L’illusion de l’e-peep-show

Cette même idée de proximité, celle de la girl next door, a fait exploser le phénomène de la sexcam. Pour ceux qui auraient raté le début, dans cette version online du peep-show, on se retrouve en privé, via sa webcam ? Soit gratuitement entre amateurs, le cam-to-cam façon LiveJasmin. Soit en version Freemium sur des sites comme Chaturbate, Cam4 ou MyFreeCam, où l’amorce est gratuite avant que le mateur « encourage » via le tchat telle ou telle action par des tockens (10 tockens = 1€), la monnaie virtuelle qui sera ensuite redistribuée au « modèle ».

Si la sexcam attire autant d’hommes que de femmes, « 90% des gains sont réalisés par des femmes entre 18 et 25 ans, comme dans le porno traditionnel », explique Stephen des Aulnois, du « Tag parfait ». « Les filles font comme elles veulent, ajoute-t-il. Elles sont dans leur chambre. Quand elles ne veulent pas faire un truc, elles le décident. »

Elles sont d’ailleurs nombreuses à expliquer, dans la presse et sur des blogs, que la cam a été un moyen pour elles de s’épanouir, d’assumer leur corps. Que cette pratique n’est pas un obstacle à une relation suivie puisque c’est « assumé ». A l’instar de Carmina, cameuse de 29 ans : « Mon mec, il regarde à chaque fois et m’appelle pour débriefer et me féliciter quand j’ai terminé. »


Menu des tips d’un modèle sur Chaturbate (capture écran). © DR

Où est le plaisir dans la sexcam ?

On peut néanmoins se demander quels rapports à la sexualité et à l’intimité entretiennent les cameuses non pro. D’abord parce que le rapport exhibitionniste encouragé par l’idée de revenus (une moyenne à 20€ de l’heure, 200€ pour les stars) assimile la sexcam à un travail du sexe, et non, comme on le lit souvent, à un simple « délire », un truc qu’on fait pour rigoler. Ensuite, parce que les fans sont encouragés à acheter des petits cadeaux aux demoiselles sur des listes (chez Amazon et consorts), ce qui a un côté très « poules ». Enfin parce que sur le tchat qui accompagne l’image, certains mateurs sont « gentils, galants parfois osés, et certains parfaitement vulgaires et déplacés », témoigne Carmina.

« Il y a une grosse différence entre les plateformes pro, type LiveJasmin et les autres, explique Morgane Merteuil, travailleuse du sexe et porte-parole du Syndicat du travail sexuel (Strass). Sur les premières, il y a un contrat, on nous explique qu’on est censées déclarer nos revenus, tandis que les autres entretiennent une confusion entre le plaisir et le fait de gagner du fric. Ce qui ne favorise pas la prise de conscience des cameuses.

« On veut cacher que c’est du travail. D’ailleurs, on ne gagne pas directement en euros mais en jetons, comme si c’était un jeu. » Morgane Merteuil, porte-parole du Syndicat du travail sexuel

Or, dans « travailleu-r-se du sexe », il y a « travail », une activité qui « en soi n’est pas libératrice », ajoute Morgane Merteuil. « On flirte ici sur un discours libéral qui voudrait qu’on fasse valoir sa liberté par son travail. Ce qui est un non-sens. Et les cams, particulièrement avec ce système qui mélange plaisir et argent, produisent aussi des profils de travailleuses de survie. »

Un profil qu’on retrouve chez les « Verified Amateur », le nouveau tag de Pornhub, le Tube qui a bien compris la manne en proposant la rémunération à des girls next door « authentiques ». Mais pour une « Selena22 », star du site qui totalise 153 millions de vidéos vues, combien de filles exhibées à 15 cents de dollars les 1000 vues ?

Et l’art dans tout ça ?

En dehors de ces autoroutes du sexe balisées et normatives, la Toile révèle toujours quelques jolies niches, ces beaux projets pornographiques à partager sans distinction de genre ou d’orientation sexuelle.

Le réseau social « Make Love Not Porn » (MLNP) de la pubeuse britannique aujourd’hui new-yorkaise Cindy Gallop propose à chacun de mettre en ligne son « real world sex » (ses expériences authentiques) ou de regarder celles des autres, moyennant 5$ le film pour trois semaines, la moitié de cette somme allant aux performers, ce qui est conséquent dans le milieu.

Le couple Colin et Gray sont des stars de MLNP :

Le collectif britannique Four Chambers réalise des films d’une très grande qualité photographique dans lesquels les corps sont magnifiés, version hot et chic.


Four Chambers revendique un cinéma « alternatif, indé, DiY, érotique ». © DR

L’expérience multimédia participative australienne Beautiful Agony montre des contributeurs, hommes et femmes, au moment de l’orgasme, la caméra en plan fixe sur leur visage, la-le girl/boy next door en version arty.

Si les filles n’ont pas brûlé leurs soutien-gorges virtuels à l’époque où le sexe se partageait massivement sur « Second Life », elles sont aujourd’hui en capacité de choisir l’esthétique de leur pornographie autant que son contenu, leurs plateformes et réseaux, leurs communautés. De quoi reléguer à la préhistoire du X l’époque où elles subissaient le gonzo du samedi soir.

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*Making of : on a choisi de ne pas donner tous les liens hypertextes des sites dont on parle. Parce que ça n’est pas si compliqué de taper le nom d’une plateforme X dans son moteur de recherche préféré. Et pour aller plus loin, on vous donne ces quelques ressources :

- Les Feminist Porn Awards, pour une vision XXL sur le porno féministe –réalisateurs masculins compris ;

- Le papier polémique d’Agnès Giard, « Le porno féministe n’existe pas » ;


L’Ascii-art porno, variante geek du X. © DR

- Le porno en version Ascii Art ;

- Le documentaire d’Ovidie « A quoi rêvent les jeunes filles ? » ;

- Le pop’lab d’Agnès de Cayeux et Ultralab™, « C’est une sexualité de groupe », une vision du sexe dans Second Life postée sur Poptronics en septembre 2007.

Stéphanie Estournet 

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