Livraison #8, "traduire", rhinoceros, revue bilingue (français/anglais), 192 pages, 13 €, en librairie ou sur commande.
"Welcome to Marlboro Country. Smoking when pregnant harms your baby." Tiré de la série Billboards, du photographe Stephen Gill, à voir dans la revue Livraison. © Stephen Gill
< 17'07'07 >
"Livraison" de saison, variations autour de la traduction

Il faudrait dire toutes les questions posées à la lecture de cette Livraison, d’été, la revue d’art contemporain la plus stimulante du moment. Evoquer les pistes qui se dessinent d’une page à l’autre, noter l’intelligence qui en transpire, jusqu’à la conception graphique de ce huitième numéro intitulé « Traduire/translating ».

Trois semaines que l’auteur de ces lignes transporte dans le métro, le train, à la campagne, son numéro écorné. Trois bonnes semaines à l’encenser et le recommander aux alentours. Trois semaines de regards coulés d’inconnus sur ces pages curieuses, écrites à la main, dessinées (la revue ne comporte aucun signe typographique, les textes sont retranscrits à la main, et donc eux aussi traduits, d’une certaine manière…). Regards intrusifs, persuadés de voler l’intimité d’un journal, et qui découvrent des formules mathématiques appliquées aux mots (traduisez : la poésie comptable d’Antoinette Ohanessian validée par le mathématicien Didier Barbier), ou les dessins codés de Vuk Cosic racontant la naissance et la mort du net-art (le fondateur du net-art en a annoncé lui-même la fin dès 1998, l’esprit pionnier communautariste ayant été remplacé par la gestion de carrières des artistes).

Trois semaines à mûrir cette chronique afin qu’elle donne envie de se procurer de toute urgence cette exceptionnelle Livraison. Avec l’expression "Traduire", expliquent Hervé Roelants et Stephen Wright, les deux "coordonnateurs" (« terme que le collectif rhinocéros préfère à celui de "rédacteur en chef" ou de "directeur" »), on pense d’abord à « rendre un original intelligible ». Mais lire « fait de nous l’auteur d’une nouvelle version du texte ». Alors, l’inévitable perte de sens lors du passage d’un texte à sa traduction pourrait aussi s’envisager comme un enrichissement.

Le collectif strasbourgeois Rhinocéros a cette particularité de se situer à l’avant-poste des pratiques artistiques, offrant à un artiste, un curateur, un architecte, de composer lui-même son magazine semestriel en faisant appel à des invités. Pour ce numéro estival qui fait à la fois revue, exposition, journal, quelques jalons sont posés ici et là : la broderie du croate Mladen Stilinovic entame le numéro (en 1992, il posait « an artist who cannot speak english is no artist » en pied de nez caustique) est actualisée (traduite ?) en fin de lecture par les captures de la vidéo du kosovar Jakup Ferri, qui, sous le même titre, accumulait en 2005 des termes anglais sans organisation ni logique apparente, poussant le spectateur au rire : « on a beau se concentrer, on n’y comprend rien, comme si on était gravement intoxiqué », explique Stephen Wright, critique d’art qui « s’intéresse aux pratiques à faible coefficient de visibilité artistique ».

Dans la photographie aussi se joue ce transfert du langage au cerveau, de l’image à l’analyse qu’est la traduction. Deux formidables contributions, très différentes l’une de l’autre, l’illustrent. D’un côté, les espaces désincarnés des Billboard Series de Stephen Gill : seules les légendes (qui reprennent le slogan de campagnes de pub que nous ne verrons pas) indiquent le contexte : le photographe britannique a choisi de ne saisir que l’arrière des placards de pub, montrant l’artifice de ces panneaux géants, comme un décor en carton-pâte de nos sociétés d’hyper-consommation. De l’autre, les étonnantes images du studio libanais d’Hashem El Madani, qui, depuis les années 50, figent dans des poses lascives ou martiales les étapes de la construction de l’identité du Liban. Ses archives, gérées par la Fondation arabe pour l’image de Beyrouth, montrent des soldats jouant au jeu du patriotisme, deux jeunes garçons singeant un mariage (la photo date de 1950, une « modernité » qui ne correspond en aucune manière à la lecture occidentale du monde arabe), deux jeunes filles s’embrassant à pleine bouche, la pose des corps, les regards langoureux en rajoutant pour « traduire » une identité en construction, entre guerre et jeunesse dorée.

Trois semaines et cette crainte de ne pas « traduire » en langage journalistique la joie purement cérébrale que procure ce numéro qu’on voudrait distribuer partout. 13 euros pour cet opus, franchement, c’est cadeau. Plutôt que de se désoler de ne pas pouvoir arpenter toutes les expositions d’été, qui sont autant de plaisirs pour des yeux mais généralement ras du bulbe, emportez partout avec vous l’exposition la plus intelligente de l’été. Ils sont 21, artistes, photographes, poètes, activistes (les Argentins aux faux fusils qui envoient des drapeaux rouges « bang » International Errorists), philosophe (Rada Ivecovic), architecte (Tony Chakar)..., qui vous convient au plus immobile des voyages.

Une « petite usine à différences », disent les Rhinocéros.

annick rivoire 

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