Thierry Fournier dit tout de ses deux expositions en cours, « Point d’orgue », du 24/10 au 31/10 à l’ECM Kawenga, 2, cours Gambetta, Montpellier (34), et « Un geste qui ne finit pas », au Lux, Scène nationale, 36, 
boulevard
 du
 Général de
 Gaulle
 à 
Valence

 (26), du 10/10 au 16/11.
« Point d’orgue » (2009), installation de Thierry Fournier présentée à l’ECM Kawenga à Montpellier jusqu’au 31/10. © Thierry Fournier
< 21'10'09 >
Thierry Fournier : « Impliquer le corps par le toucher, le geste, l’écoute »

Un artiste qui voudrait échapper à l’étiquette « techno » mais qui expose simultanément dans deux lieux qui s’intéressent aux arts issus des nouveaux médias. Un artiste français diplômé d’archi, musicien et compositeur, qui met en avant son travail de « plasticien ». Thierry Fournier, né en 1960, ne touche aux installations interactives que depuis une petite dizaine d’années mais n’a cessé de produire de bien cohérente façon (vidéos, photos, performances, dessins, pièces sonores...) et de construire une œuvre. Une fois n’est pas coutume, poptronics qui n’a pas vu les expositions in situ, laisse la parole à l’artiste pour qu’il présente son travail.

Les deux expositions de Valence et de Montpellier, l’une axée sur le toucher, l’autre sur la perception visuelle, sont-elles complémentaires ou antinomiques ?

Elles n’ont pas la même échelle mais partagent des directions communes autour des notions d’apparition et de disparition, de la temporalité, de la trace… Toutes deux impliquent également une « mise en œuvre » de leurs spectateurs. En revanche, ni l’une ni l’autre n’ont été pensées a priori en termes d’opérations spécifiques comme le toucher ou la perception visuelle. « « Point d’orgue » » engage le corps du spectateur dans un rapport au temps dont l’image n’est que le témoin. Dans « Un geste qui ne finit pas » », les installations forment une progression au fil de son parcours, de « A+ » (exposée ici sous une nouvelle forme, en vitrine) jusqu’à « Open Source », qui implique le toucher et le geste des spectateurs, en passant par « Sirène » et « Infocus » qui ont toutes les deux à voir avec le corps et la notion de présence.

« Sirène », installation interactive de Samuel Bianchini et Thierry Fournier (2006 - 2009) :



« Un geste qui ne finit pas », l’exposition au Lux, loin d’évoquer l’inachevé, met en jeu des actions très concrètes du spectateur.

Je parle de geste au sens large : non seulement pour décrire une action, mais aussi pour qualifier l’implication du regard et de la perception vis-à-vis des œuvres – donc du corps. Le geste peut naître soit dans une relation directe des spectateurs avec un dispositif (« Sirène » ou « Open Source »), soit dans une interrogation sur leur présence ou leur vision (« A+ » ou « Infocus »). Les situations créées par ces œuvres n’ont pas de résolution, elles ouvrent plutôt un questionnement. C’est dans ce sens que le geste « ne finit pas ».

C’est quoi le toucher et le geste selon Thierry Fournier ?

Le toucher m’intéresse dans la mesure où il convoque le corps, au même titre que l’écoute. En outre, mon travail concerne aussi bien les arts plastiques que la performance ou le spectacle vivant. En tant que musicien et compositeur, par le passé, j’ai beaucoup collaboré avec des danseurs, des acteurs et des musiciens sur divers projets. Mon travail sur le geste s’est nourri de ces expériences, dès mes premières installations... Avec « Feedbackroom », « Step to Step » ou « Sirène », le spectateur se confronte à une situation de danse ou d’interprétation musicale. Avec « Feedbackroom », cette situation est même réversible, l’œuvre pouvant aussi bien s’éprouver comme dispositif de performances par des danseurs, que comme une installation interactive par le public. C’est pourquoi chacune des deux expositions est associée à une performance : « Vers Agrippine » à Montpellier, et « Frost » (issue de « Conférences du dehors) » à Valence. J’essaie par ce biais de mettre en évidence les liens tissés entre ces deux formes.

Extrait de la performance « Frost », de Thierry Fournier et Jean-François Robardet, à la Chartreuse d’Avignon en 2008 :



Vos œuvres ou vos installations relèvent-elles d’un art interactif ?

Non, et pour plusieurs raisons. La première est que je n’imagine pas catégoriser mon propre travail, surtout dans ce sens-là. La seconde est que ce qui m’intéresse dans la relation aux spectateurs n’est pas l’interactivité mais un travail beaucoup plus large sur la perception et la présence. L’interactivité en constitue un des outils, il y en a (et il y en a eu historiquement) beaucoup d’autres. Plus généralement, parler d’art interactif reviendrait, à mon avis, à valider implicitement le terme d’art numérique. Or, il me semble capital de continuer à interroger cette notion. Lorsqu’elle qualifie des formes strictement numériques (par exemple les œuvres en réseau), elle reste pertinente. Cependant elle devient vite extrêmement ambigüe lorsqu’elle qualifie des œuvres mixtes. En fait, ce terme qualifie surtout aujourd’hui une valeur conjoncturelle, une spécialisation (pour certains artistes, revues, lieux, journalistes, festivals…), notamment en France où l’on est souvent obsédé par la légitimation et les catégories. On peut associer création artistique et recherche, développer des investigations technologiques au service des œuvres ou interroger les aspects sociaux et politiques de la technique sans se déconnecter d’un champ critique général.

Quel rapport entretenez-vous avec le spectateur ?

J’accorde beaucoup d’importance à la « physicalité » des œuvres et à leur rapport à l’espace, deux notions qui préservent la distance et le libre-arbitre du spectateur. Je préfère articuler les choses. « Conférences du dehors » déploie ses agencements à vue dans un espace partagé avec les spectateurs (comme « Frost » à Valence), tandis que « Step to Step » s’appuie sur une représentation spatiale archétypale. « Point d’orgue » (présenté à Kawenga) a trouvé sa forme définitive le jour où la caméra et l’écran sont devenus des objets concrets mis en jeu dans l’espace, et non de simples systèmes techniques cachés.

Avec le projet « Open Source », c’est un autre jeu, collectif, que vous mettez en place ?

« Open Source » a été initialement écrit au Japon en 2005, à partir d’une situation collective autour d’une surface d’eau et de signes écrits ou dessinés. J’avais en tête un dispositif d’écriture le plus immédiat possible… comme ces dessins effectués du bout des doigts dans la buée d’une vitre. Le dispositif reste le plus simple possible, pour laisser toute la place à cet aller-retour entre un moment individuel lié au dessin, et la situation collective qui naît autour du bassin. Mon écriture procède par protocoles : je conçois des champs de relations qui aboutissent à une cohérence d’ensemble.

« Open Source » (2008), installation interactive de Thierry Fournier :



La musique et la voix ne sont pas que de simples compléments sonores dans vos œuvres : elles sont au cœur de nombreuses pièces, comme des moteurs, des déclencheurs de processus parfois. Quelles pistes explorez-vous ?

Le son a toujours à voir avec le corps et la présence. Lorsque j’élabore une installation ou une performance, le geste est indissociable d’une approche plus instrumentale (pour ce qui relève de la sensibilité), même de façon périphérique comme dans « Open Source ». Je n’ai jamais opéré de césure entre visuel et sonore ; je conçois toujours mes pièces à travers ces deux aspects simultanément.

De « Sirène » (2006-2007) à « Infocus » (2009), êtes-vous en train de mettre au point une grammaire entre toucher et voir, entre action et inaperçu ?

Je cherche à mettre en relation des objets et des phénomènes dont les régimes de présence sont variables et sensibles : cela renvoie à la qualité de présence des spectateurs eux-mêmes, ce qui peut parfois être assez déstabilisant.

« Point d’orgue » (2009) renoue avec vos projets dans l’espace public en créant un autre seuil, entre espaces extérieur et intérieur. Etes-vous sous l’influence de Dan Graham ?

« Point d’orgue » est une installation qui prend place dans un espace en vitrine sur une rue. Juste derrière la vitrine se trouve une caméra DV sur pied. Encore derrière elle, au milieu de la pièce, est suspendu un écran de plexiglas qui, lorsque personne n’est présent dans la pièce, ne fait de retransmettre l’image de la caméra – et donc refléter la rue comme un simple miroir. Lorsqu’une personne pénètre dans l’espace, la vitesse de cette image commence à varier sensiblement, en s’ajustant à celle du déplacement du (ou des) visiteur(s). En réalité, c’est un ralentissement qui se produit si la personne ralentit elle-même ; on prend du retard par rapport au « temps réel » de la rue. Si le visiteur stoppe, l’image se gèle également. La caméra continue à enregistrer l’image de la rue – notamment les passants – et le temps se « re-déplie » si le visiteur se remet en mouvement, jusqu’à rejoindre à nouveau la temporalité courante. Dans la mesure où le dispositif travaille seulement sur le temps, on peut donc parler de dématérialisation. L’image n’est que le témoin de cette variation temporelle. Sur ce point-là, la référence à Dan Graham a du sens. Cependant, la désynchronisation n’est pas fixée ici de façon invariante par le dispositif, mais provoquée et modulée par le comportement des spectateurs eux-mêmes. Qui plus est, elle est ajustée à leurs propres mouvements, comme si leur corps « s’enfonçait dans le temps » au fur et à mesure qu’ils ralentissaient, comme dans une spirale qui engage simultanément le corps, le regard et la perception. L’action des visiteurs derrière la vitrine sur une image de la rue se joue également sous le regard des passants qui sont eux-mêmes pris dans l’image. Très rapidement, le processus ne se joue pas seulement entre le visiteur et la temporalité de l’image, mais dans une relation triangulaire avec les passants. Cette tension entre un artefact et le réel est une des caractéristiques de la pièce, qui rejoint d’autres projets comme « A+ ».

cyril thomas 

votre email :

email du destinataire :

message :