« We Could Be Heroes Just For One Day », exposition de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige jusqu’au 8/03 au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, salle noire, 11 avenue du Président Wilson, Paris 16e (entrée gratuite).
« Je veux voir », un film de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, avec Catherine Deneuve et Rabih Mroué, France-Liban 2008.
« Le Cercle de confusion » (1997). Beyrouth n’existe pas... © Joana Hadjithomas et Khalil Joreige
< 27'02'09 >
Le Liban aux frontières du réel

Ce que voit l’image, ce que veut voir l’image, ce que peut voir l’image, et, in fine, ce que laisse voir l’image… Aujourd’hui, encore. Loin des secousses visuelles démultipliées par les médias. Ce que peut, encore, l’image pour le réel… Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, Libanais vivant entre Beyrouth et Paris, posent toujours précisément cette question dans leur travail de plasticiens et de cinéastes. Que ce soit dans le film « Je veux voir » (2008), présenté au dernier Festival de Cannes et projeté actuellement au MK2 Beaubourg et à L’Entrepôt à Paris, ou dans l’exposition « We Could Be Heroes Just For One Day » au Musée d’art moderne de la Ville de Paris jusqu’au 8 mars. Ils posent cette question de l’image, de son statut et sa capacité à représenter un réel fuyant, mouvant, interdit ou évacué. Ils la posent sur ce « champ d’opérations » qu’est leur pays en guerre, en guerres civiles, en ruines et en incertitudes de reconstruction.

Depuis la fin des années 1990, Hadjithomas et Joreige ont une pratique d’« artistes historiens » des mémoires libanaises contemporaines, mémoires disparues, enlevées, effacées, prisonnières, re-vécues et ré-interprétées, « idéologisées », vidées ou absentes. Ils travaillent des archives documentaires, personnelles ou publiques, des planches contact, des pellicules non développées, la vidéo et le film. Des images produites par d’autres instances (officielles ou anonymes), des images enregistrées par eux. Ils se placent à cette frontière instable, fantôme, du possible visible et du caché, du disparu, de la « latence » (terme qu’ils affectionnent) d’une réalité qui se présente et se soustrait sans cesse au regard. Que peut encore l’image face à l’opacité accrue du réel ? Face au puzzle de réalité ? Face aux interdits politiques, idéologiques et propagandistes qui stratifient la réalité et arrêtent la vision ?

Film et exposition se répondent. Ou plutôt le film est une tentative supplémentaire en regard des vidéos, photographies et installation de l’exposition. Que peut le cinéma, lui, face à une nouvelle réalité de guerre ? Face à un nouveau paysage militarisé et en ruines ? Les deux artistes veulent voir ce qu’ils n’ont pas pu voir, ce qu’ils n’ont pu voir que par le truchement de la fabrique télévisuelle des images de conflits (là où une image en vaut une autre). Là, s’inscrit dans leur démarche artistique ce « Je veux voir » cinématographique.

« Je veux voir », Joana Hadjithomas et Khalil Joreigela, 2008, bande annonce :



Le film, tourné en mai 2007, est le fruit d’une urgence de re-voir leur pays après la guerre de juillet-août 2006. Joana et Khalil sont en France au moment du déclenchement du conflit qui oppose Israël et le Hezbollah libanais. Leur regard est celui des télévisions. De retour au Liban, et notamment au Sud Liban où ils ont réalisé deux films de témoignages de prisonniers (en 2000 et 2007) sur le camp de détention israélien de Khiam (montrés sous forme d’installation vidéo en diptyque dans l’exposition), ils sont confrontés à des images de propagande, à une réduction du réel, à un nouvel effacement de la mémoire. Comment voir dans ces conditions ? Comment outrepasser les strates d’interdits ? Ce que l’on accepte ou pas de vous laisser voir, et donc de filmer ? Ce que les forces et autorités politiques et militaires qui contrôlent les territoires de réalité acceptent ou pas de laisser montrer ?

Les deux artistes cinéastes demandent à Catherine Deneuve d’être le « passeur », le « truchement », l’élément extérieur, étranger, distant et ignorant, tout au long d’un périple (court) en voiture qui la conduit de Beyrouth à la frontière israélo-libanaise. Plus qu’un regard qui revendique sa volonté de comprendre (son « je veux voir » qui ouvre le premier plan du film), Deneuve est un corps (le corps de l’actrice de dos, face à une fenêtre, ferme d’emblée toute vision dans ce même premier plan). Un corps icône, un corps de fiction, un corps référent, un corps cinéma, qui va certes ouvrir des passages, des routes, rendre possible le tournage du film, mais qui opacifie encore davantage la réalité. Le corps-star est une impasse et un échec dans le rôle de voir.

« Je veux voir » est travaillé par d’autres images cinématographiques, celles, entre autres, du néo-réalisme italien. On pense à « Allemagne, année zéro », à « Voyage en Italie » de Roberto Rossellini.

« Allemagne année zéro », Roberto Rossellini, (extrait, 1945) :



Mais là où Helmut, le petit garçon des ruines de Berlin, et Ingrid Bergman dans sa confrontation avec le réel d’une Italie inconnue, produisent littéralement un regard, Catherine Deneuve en reste à cette phrase performative, virtuelle. Derrière la vitre de la voiture, Deneuve ne nous montre rien. Son regard et son corps sont dans un état de vide. Redoublé de l’incapacité de son guide, l’acteur libanais Rabih Mroué, corps perdu dans les ruines de son propre village où il cherche en vain la maison détruite de sa grand-mère. Redoublé aussi d’une caméra incertaine de son statut. Documentaire, fiction, reportage, histoire d’un tournage ?… Les réalisateurs eux aussi sont dans l’image. Une caméra qui tente toute la grammaire cinématographique pour constituer une image lisible : plans serrés, plans séquence, zooms… Surcharge de cadres, surcharge de présences dans le plan, surcharge de signes : le paysage est illisible. Et Catherine Deneuve ne voit rien parce qu’il n’y a rien à voir, ou parce qu’on ne peut plus rien voir.

Le paysage libanais est un puzzle, en attente d’une image, qui parfois peut se dévoiler, avec ses trous et ses blancs. Ce qu’« exprime » le travail montré dans l’exposition « We Could Be Heroes Just For One Day » qui s’ouvre sur une immense photographie aérienne de Beyrouth datant de 1997 et composée, en fait, de 3.000 fragments photographiques collés sur un miroir (« Le cercle de la confusion », 1997). Puzzle géant dont le visiteur peut arracher et emporter un morceau. Il aura juste la surprise de lire au dos (toujours ce dos), la phrase « Beyrouth n’existe pas ». Effet déceptif pour qui aurait pu « croire » au réel de l’image. L’image est un leurre, une surface aveugle, une disparition. Au bout du compte, ne reste qu’un miroir où se reflète rien d’autre que la salle d’exposition. Beyrouth n’existe pas, elle est in-visible, tout comme le camp de Khiam qui tente d’exister par les témoignages recueillis à presque dix ans d’intervalles. Mais ce camp a été détruit. Il reste des paroles, des mémoires qui changent, se déconstruisent, produisent d’autres mémoires, d’autres souvenirs.

Joana Hadjithomas et Khalil Joreige mettent en scène l’in-intelligibilité du réel. L’image est un fantôme…

marjorie micucci-zaguedoun 

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