Enlarge Your Practice, exposition à la Friche Belle de Mai jusqu’au 15 septembre, 41 rue Jobin, Marseille, entrée libre du mardi au samedi (15h à 19h).
Tuning de PC à la Kolkoz. © Benoît Hické
< 31'07'07 >
L’art après le crash

(Marseille, envoyé spécial)

Un jeune homme se jette sur tout ce qui bouge, voiture, murs, table de ping-pong, gens, l’image est un peu floue, cheap, on se demande pourquoi il fait ça, et pourtant il continue, il propulse son corps contre le corps des autres, il se fait mal, il semble résigné. Planté devant cette vidéo, on la regarde encore et encore et puis on croit comprendre, ces espèces de cascades dadas et pathétiques sont des tentatives de vérification de la dureté du monde, comme autant de certificats d’exclusion du mou, du lent, du creux. « Crash Test » (1998) est signé Julien Prévieux, connu pour ses lettres de non-motivation en réponse à d’authentiques offres d’emploi (à paraître à la rentrée), ou comment expliquer que, décidément, on préfère dire non, mais un non peu déterminé, un « nan » plutôt, à la manière de Bartleby (« I would prefer not to »).
Cet artiste singulier est emblématique de la vaste expo « générationnelle » d’été, « Enlarge your practice », à la Friche Belle de Mai de Marseille. Intitulé efficace et programmatique, mais ne pas chercher dans cette allusion à un spam bien connu quelque allusion à des pratiques de hacking… Par son indétermination esthétisée et les liens inévitables avec la culture télévisuelle trash, le travail en apparence absurde de Prévieux synthétise la volonté des trois commissaires de confronter le public au « surrégime esthétique » d’artistes « émergents ».

Mais suffit-il de rassembler une trentaine de jeunes artistes et des pratiques et références communes pour réussir une exposition ? Cet a priori « jeuniste » cédant à des effets de mode titille avant même de pénétrer dans les immenses espaces de la Friche, comme si l’art était réductible à des gimmicks générationnels : que vient faire là Andrea Crews par exemple, une styliste qui travaille autour du recyclage de vêtements et dont la seule démarche artistique est cette vidéo d’un défilé très ParisParis au Palais de Tokyo, lors de l’expo « Notre Histoire  » (consacrée en 2006 à des artistes émergents, tiens donc).

On préfère de très loin les travaux de Fabien Giraud, ancien étudiant du Fresnoy découvert lui aussi au Palais de Tokyo (expo 5 Milliards d’années), qui montre ici la vidéo « The Straight Edge » (2005). Une foule de jeunes gens se livre en silence à une chorégraphie punk, d’abord chacun dans son coin, serré contre son voisin puis, au signal d’un groupe hardcore hors champ, c’est la (fausse) guerre, le pogo, la baston pour rire même si les coups sont parfois bien réels. Ces 13 minutes de violence communautaire résument pas mal de l’état du monde et de la nécessaire catharsis qu’il nous impose. Ces corps se heurtent et communient dans le même mouvement. Transe très plastique, drôle et terrible, « The Straight Edge » hante durablement.

Jeux violents communautaires

Cette supposée génération d’artistes semble surtout avoir en commun une fascination pour la violence et le chaos réflexif qu’elle engendre. Giraud livre une piste : « J’envisage la communauté comme un jeu complexe où s’inventent les individus ». L’invention de soi à travers la communauté et ses jeux violents, voilà qui mène à Cyprien Gaillard, jeune artiste à l’actualité estivale chargée (« Homes & Graves & Gardens  » au Centre international d’art et du paysage de Vassivières) et qui a déjà eu droit à une expo perso au Jeu de Paume cette année. Au début de « Desniansky Raion », triptyque vidéo de 30 minutes (à entrapercevoir ici derrière le duo Koudlam, au festival Exit), deux bandes de hooligans russes rassemblent leurs troupes et se dirigent l’une vers l’autre, c’est bientôt le choc des divisions romaines, courte séquence d’ultraviolence, les coups pleuvent, on regarde ça hébété. Les vaincus comptent leurs dents et ramassent les blessés pendant que les vainqueurs se congratulent.

C’est fini ? Non, ça recommence, sur un pont étroit, cette fois, sans échappatoire. On peut gloser sur la récupération d’une esthétique Youtube mais c’est cette violence inouïe et son utilisation plastique, customisée presque, qui rend cette œuvre hors norme. Gaillard travaille autour de la notion de vandalisme, notamment dans ses performances, jamais très éloignées d’un Land Art punk.

Esthétique de l’ennui et du recyclage

Ailleurs, Fabien Giraud, encore lui, s’associe à Raphaël Siboni (auteur du fameux « Kant Tuning Club  ») pour « Friendly Fire », film qui reconstitue un jeu de rôle grandeur nature, sorte de Paint Ball post-moderne dévoilé bout à bout grâce à un lent travelling. La vidéo de Brody Condon est, elle, plus simple, mais son effet plus probant : dans « Suicide Solution », cet ex-« game addict » devenu artiste compile des séquences où le joueur organise le suicide de son avatar. En regardant cette suite de meurtres virtuels, à deux encablures du documentaire sur Second Life du couple Della Negra/Kinoshita, qui scrute les us et coutumes de ce jeu/monde et interviewe des joueurs aux Etats-Unis qui parlent de leur seconde vie comme de leur vraie, on se prend à fantasmer une vague de suicides collectifs dans Second Life, après une prise de conscience de l’abyssale vacuité et surtout de cette fausse liberté qui y est proposée (a fortiori s’il s’agit de recréer à l’identique les mécanismes sociaux et économiques de la vie réelle).

Esthétique de la violence et de l’ennui, donc, mais aussi du recyclage. Dans le registre détournement des objets du quotidien, les Kolkoz renouvellent le genre, en pratiquant le tuning de PC. Mis à nu, ledit PC conserve ses fonctionnalités, puisqu’il sert à projeter une sélection de vidéos tirées du Net, et devient un sujet artistique. C’est très beau et aussi très triste, un ordinateur tout nu. Comme ce skate-park à l’abandon photographié par Raphaël Zarka (série « Rooler Gab »), par ailleurs historien du sport de glisse communautaire.

On termine « Enlarge Your Practice » en s’immergeant à nouveau dans le barouf de l’installation rock de l’américain Jim Skuldt, une « Sérénade » noisy qui vous plonge dans le noir et l’enfer du larsen tout en arrosant l’espace, créant une tension continue. Excellent point final ou de départ, comme on voudra, d’une exposition dont l’ambition constitue la limite : le surrégime esthétique annoncé tourne à la compilation de pratiques (à l’indéniable intérêt sociologique) mais laisse paradoxalement le spectateur sur sa faim. Une suite parisienne est annoncée pour 2008, à la Fondation Ricard.

benoît hické 

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