Eija-Liisa Ahtila, jusqu’au 30/03 au musée du Jeu de Paume, 1, place de la Concorde, Paris 8e (entrée : 3-6 €).
« Where is Where ? » (2008), installation sonore de 6 projections DVD terminée à temps pour l’exposition du Jeu de Paume. Photographie de Marja-Leena Hukkanen, Courtesy Marian Goodman Gallery New York et Paris. © 2008 Crystal Eye – Kristallisilmä Oy, Helsinki
< 30'01'08 >
Au Jeu de Paume, tout Ahtila est là

L’exposition d’Eija-Liisa Ahtila (née à Hämeenlinna en Finlande en 1959, vivant à Helsinki) se visite en… trois heures au minimum ! Non qu’il y ait tant d’œuvres qui occupent l’intégralité ou presque des deux étages du Jeu de Paume (un jeune artiste suisse, Denis Savary, occupe le reste), mais il se trouve que les installations HD, DVD, film ou vidéo de l’artiste, généralement à plusieurs écrans, durent. Notamment la dernière, « Where is Where ? », terminée juste à temps pour l’exposition du Jeu de Paume : elle occupe une heure de votre temps. Une belle heure, d’ailleurs.

Elle se présente sur 6 écrans - la cinématographie d’Ahtila, en général, joue sur deux tableaux, le film et l’installation, pour lesquels elle formule des montages différents - dont quatre bâtissent une sorte de losange. Comme un château de cartes, ces écrans vous entourent de sorte que vous n’échappiez pas à ce qui s’y passe, mais que, par contre, des morceaux de l’ensemble vous manquent constamment. Il me semble qu’Ahtila aborde là de façon fulgurante la question du monumental.

Dans « Where is Where ? », il est d’ailleurs question du « monument » et du document ; le fonds de cette pièce appartient à la guerre d’Algérie (avec archives filmiques insérées). Plus spécifiquement, on y retrouve le meurtre par deux enfants arabes d’un petit garçon européen, à la fin des années 1950, sous le motif politique que les populations de villages arabes étaient décimées sans discrimination d’âge ou de sexe, et que les soldats français perpétrant ces massacres n’étaient pas en prison. Ce cas d’enfants tuant un enfant, fut l’objet d’un texte de Frantz Fanon, psychiatre venu en Algérie depuis les Antilles et probablement le meilleur critique du lien appelé « colonisation ». L’interrogatoire des enfants, écrit poétiquement par Fanon, figure d’ailleurs à la fin du film, qui pourtant, a lieu ici et maintenant. Deux cadres en effet, se posent sur cette histoire, fait divers et/ou politique : celui du militant Franz Fanon ; celui d’Eija-Liisa Ahtila l’artiste, qui théâtralise l’action, de façon à en faire quelque chose comme une tragédie, telle une pièce de Shakespeare ou Corneille : n’est-ce pas dans ces dramaturgies que la mort déroge au cadre de la vie privée pour devenir question publique ? Chez Ahtila, la Mort, un homme vêtu comme un moine revêtu d’un capuchon, parle finnois.

Il y a la Poète aussi, celle qui fait le lien entre le discours d’hier et celui d’aujourd’hui : elle est interprétée par l’actrice favorite de Kaurismaki.

Les autres installations d’Ahtila ont été vues, qui à la Documenta de Kassel en 2002, qui à la Biennale de Venise en 2005, qui dans la galerie parisienne du marseillais Roger Pailhas, aujourd’hui disparu - elle y était révélée en même temps que Pierre Huyghe. Mais c’est la première fois qu’une exposition lui est consacrée à Paris dans une institution publique. Ce qui est extraordinaire, avec ses travaux, c’est qu’il cassent la vision monoculaire : à la fois celle de la perspective classique (celle de la peinture comme de l’écran du cinéma) et celle de l’identité, ici également brisée. La faille intime coïncide avec la faillite du regard qui saisit un objet dans son intégralité. Ahtila est passée par là.

elisabeth lebovici 

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