« La part animale », exposition d’Art Orienté objet, jusqu’au 6/05, centre d’art contemporain Rurart, entrée libre, du lundi au vendredi 10h à 12h-14h à 18h, le dimanche de 15h à 18h, D 150, lycée agricole Poitiers-Venours, Rouillé (86). Tél : 05.49.43.62.59.
« Que le cheval vive en moi ! », instantané de la performance au cours de laquelle Marion Laval-Jeantet subit une injection de sang de cheval, à voir dans l’exposition « La part animale » à Rurart. © Art Orienté objet
< 11'04'11 >
Disjonctions chevalines d’Art Orienté Objet

Rouillé, envoyé spécial

C’est au fin fond de la campagne poitevine que le duo Art Orienté Objet dénoue un processus au très long court sur les limites entre l’art et la science, l’animal, le vivant et nous, le sang et la raison… Après avoir accueilli deux artistes qui travaillent sur le vivant à des échelles différentes, Michel Blazy (en 2010) et Eduardo Kac en 2009 (dont on vous conseille vivement l’exposition à Enghien-les-Bains), l’espace d’art contemporain Rurart a en effet ouvert ses portes au duo d’artistes Art Orienté Objet, pour une exposition au titre plus que deleuzien : « La part de l’animal ».

Depuis quelques années, le duo d’artistes français réfléchissait à procéder à une injection de sang animal, comme ils l’avaient narré dans un précédent entretien pour poptronics. Après avoir évoqué le panda comme animal tutélaire, ils se sont rabattu sur le cheval. Dissemblance, ressemblance, identité entre l’homme et l’animal, passerelles, séquelles… Ici, la science n’apporte pas toujours de réponse : elle se remet en cause, doute et constate.

Comme à leur habitude, Marion Laval-Jeantet et Benoît Mangin contournent les attentes du bio-art, si tant est que l’on puisse définir les motifs qui structurent les pratiques regroupées sous ce terme. Chez Art Orienté Objet, les équations, les formules, les synthèses se conjuguent, se multiplient, s’écrivent sur la peau laiteuse d’une jeune femme ou sur des boîtes métalliques. Ne vous y trompez pas : ils ne dialoguent pas avec ce flux vivant pour surfer sur la vague de l’esthétique sanguinaire (voire sanguinolente, post-« Buffy contre les vampires ») qui remporte un franc succès depuis quelque temps. Bien au contraire, travailler sur le sang leur permet d’allier les sciences biologiques à l’art en jouant avec les bornes du visible. Leur recherche artistique interroge les zones de seuil, de passage entre art et science afin de mieux jouer sur les frontières du lisible, mais aussi sur celles en lien avec l’écriture. Inscription plastique, mais aussi écriture d’équations, de formules, d’hypothèses….

Lorsque Marion Laval-Jeantet décide de s’injecter une dose importante d’immunoglobulines (et de plasma) de cheval lors de la performance intitulée « Que le cheval vive en moi ! », le 22 février 2011 à la galerie Kapelica, en Slovénie, c’est pour appréhender le ressenti de l’animal dans son corps, comme elle l’explique. Ce ressenti est d’abord physiquement notable : son corps réagit à l’injection d’éléments étrangers dans son organisme par des douleurs et des fièvres). S’ensuit un travail plus en profondeur, plus hypothétique aussi, où le duo souhaite observer, analyser ce « ressenti », ces « effets » à un niveau plus microscopique. En somme, travailler sur les réactions biologiques à une échelle nanométrique pour mieux cerner les constituants de la biologie cellulaire. Sans doute, le terme « ressentir » déplace les problématiques, et l’on peut facilement émettre l’hypothèse que cette démarche artistique s’associe davantage à une recherche sur l’intimité (entre l’homme et l’animal) au stade cellulaire. En somme, Art Orienté Objet s’aventure là où les connaissances se fragilisent, où chercheurs et artistes opèrent dans les profondeurs du vivant.

L’exposition à Rurart s’articule surtout autour du document filmique issu de leur performance en Slovénie. Le film retrace, sous l’œil attentif et inquiet des spectateurs, l’injection faite à Marion Laval-Jantet, puis sa lente chorégraphie avec un cheval noir. Montée sur des prothèses qui reproduisent les pattes arrières du cheval, elle déambule, le caresse, semble dialoguer avec lui. Étrange ballet où l’animal et l’artiste tentent de s’approprier l’un l’autre. A mi-chemin d’une animalité trop humaine et d’une humanité animale, il y a, tant dans la pratique artistique que dans les œuvres présentées à Rurart, plusieurs éléments (comme les prothèses animalières) qui rappellent les observations et les réflexions de Donna Haraway…

De la performance à la galerie, jusqu’à la photographie qui retranscrit un autre ballet entre les artistes et le cheval dans les bois, Art Orienté Objet, s’il apprend de l’animal, n’apprivoise pas la bête. Une question s’impose : l’animal ressent-il la part de lui-même absorbée par le corps de l’artiste ? Le cerveau du cheval capte-t-il, perçoit-il une différence entre le corps de l’artiste et le corps d’un spectateur ? Existe-t-il une jonction possible entre le sang de l’animal et celui de l’artiste ? Le cheval part et laisse l’artiste seule ; elle rejoint son compagnon pour la dernière phase de la performance.

Quelques fioles de sang sont placées dans une centrifugeuse, la machine démarre, les spectateurs quittent leurs sièges pour se regrouper devant l’engin. Bien sûr, cette centrifugeuse n’est pas un objet anodin, elle est souvent filmée dans les séries policières à dominante scientifique, elle est l’objet (l’accessoire commun à de très nombreuses séries) qui permet d’isoler l’ADN d’un tueur, ou d’une victime… Elle est l’index qui permet de relier la science à l’énigme policière, elle en devient un ressort narratif, comme le passage à la morgue dans toute bonne série policière. Dans le cas de la performance, la centrifugeuse ne marque pas le commencement d’une enquête, mais signale la fin d’un projet. Quand les instruments de laboratoire s’exposent hors du récit policier, ils deviennent beaucoup plus intéressants, car la centrifugeuse va tourner toute la nuit pour produire un résultat...

Même si l’exposition a pour pivot le document qui conserve la trace de la performance, c’est bien la série de huit écrins métalliques contenant chacun une fiole de sang séché qui est la plus marquante. Pas « séché » mais « sublimé », précisent-ils. « Sublimé, c’est-à-dire en ayant enlevé la part liquide du sang »... Ainsi, il perd son pouvoir de flux, une partie de sa couleur aussi, pour se réduire en poudre. Sur le couvercle des coffrets-écrins contenant les fioles, sont gravés des formules chimiques ou la représentation modulaire des immunoglobulines. La série de huit boîtes se donne à lire, elle retranscrit en langage mathématique les éléments clefs de la performance.

Les expressions populaires parlent de « sang chaud » ou de « sang-froid », rarement de sublimation sanguine… Et c’est bien parce que les constituants et les effets de cette injection gardent leur mystère, comme l’animal conserve en partie les siens, qu’on en est tout tourneboulé.

cyril thomas 

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