Cela n’ira pas au musée, un photogramme de Chris Marker, par Louise Traon, avec des images de “RIP Chris Marker 1921-2012” (Rest in Peace), campagne graffiti lancée par Thoma Vuille, aka M. Chat, après la mort d’un des plus grands média-artistes de notre temps, le 29 juillet 2012.
Thoma Vuille devant l’atelier de Chris Marker, cet été, l’hommage de l’artiste de rue au réalisateur de "Chats perchés". © DR
< 01'11'12 >
Chris, Louise, Thoma et les chats orphelins

Louise n’a pas l’âge d’avoir vu les films de Chris Marker à leur sortie en salles. Louise joue avec les images et les mots, vit avec Thoma, artiste, attend son premier enfant. Louise Traon est l’une des nombreuses orphelines du grand monsieur disparu cet été. Poptronics aussi, on vous le disait le jour anniversaire de Chris, celui de sa mort aussi.

Trois mois ont passé. Chris n’a pas fini de nous manquer. Après les hommages plus ou moins officiels, les polémiques et les agitations autour de l’héritage compliqué de Chris, nous voici à nouveau au travail, autour, grâce et avec Chris et Guillaume-en-Egypte, son alter ego félin.

Louise a publié ce texte dans la lettre d’information de la Scam, « Astérisque 44 », en octobre dernier. Poptronics lui offre tout naturellement sa place en ligne. Louise a filmé M. Chat au travail devant le domicile de Chris Marker, rue Courat, en août dernier. Thoma Vuille entamait alors une campagne de graffitis « RIP Chris Marker », qui a depuis fait le tour du monde et du Web. Nous en montrons quelques images, égrenées au fil du texte de Louise.

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Toute la nuit, quelque chose a frappé aux volets comme les coups d’un bec pointu. J’ai vu le soleil se lever par un trou rond au centre du volet bleu. Il était 6h à peine lorsque j’ai reçu un message d’un ami de Sarajevo : « Kris est mort. » Au même moment, j’ai entendu les pattes du chat qui marchait sur les feuilles sèches du jardin. Sur la terrasse déjà chaude, il restait quelques miettes sur la nappe vichy et un journal sur lequel était écrit en première page, « Marker s’efface ». Je me suis dit, "ils n’auraient pas dû annoncer sa mort", puis j’ai pensé, "pas plus que dire qu’il était vivant".


Alors qu’ici dans le sud de la France, l’ombre sous la tonnelle de glycine ne sera bientôt plus supportable, Sergeï Murazaki est probablement à cette heure-ci assis à contempler un coucher de soleil dans son monde virtuel. Marker aurait ajouté : « Ce n’est pas un vrai coucher de soleil, ce n’est pas vraiment moi, mais c’est quand même différent que si j’avais simplement vu une image avec un coucher de soleil. C’est très curieux, terriblement addictif, il vaut mieux faire gaffe. Il y a des gens qui y passent leur vie. » Je n’irai pas aux funérailles. Le soleil a gagné la table au moment où les cigales autour de la terrasse se sont mises à chanter. Le chat a traversé la terrasse, fier, la queue d’un lézard encore frétillante coincée entre les dents.


De retour à Paris, dans le métro, j’ai regardé les gens, leur visage. Marker aurait pu être dans cette rame avec ses lunettes d’espion venues de Russie. Il aurait mis la main dans sa poche, discrètement, pour presser le déclencheur relié aux branches des lunettes par un fil. Il aurait capturé, comme un chat qui attend sa proie, le geste fugace de cette femme assise juste en face de lui. Toute la différence entre créateur et bricoleur m’aurait-il expliqué en évoquant Kurosawa qu’il voyait encore fixant d’un regard assassin le nuage qui se permettait d’être ailleurs que là où il l’avait dessiné.


Puis, avant qu’il ne se lève pour sortir de la rame, j’aurais réussi à capturer moi aussi une image de ce passenger qui regarde sans être vu. Il m’aurait dit quelque temps plus tard, « c’est déloyal », puis aurait ajouté « c’est de bonne guerre, moi je ne me gêne pas ».


Mais qu’on ne s’y trompe, Marker ne vole pas les images, il les arrête, les extrait, les déplace, afin qu’une image essentielle ne passe pas inaperçue. Pour quelqu’un comme lui « qui n’a jamais su créer un objet-cinéma qu’à partir de fragments de la réalité », les images de cette réalité se doivent d’être libres. Mais son image, elle, doit rester secrète. Un portrait de Chris Marker ne sera pas une photographie, figée, née d’un instant donné déjà dépassé. Marker n’est pas un nostalgique. Ce sera, comme l’image capturée de cette femme dans le métro, un photogramme issu du flux perpétuel des rames, du roulis du train en marche qui ne s’arrête pas.


Il aura suffi d’un mail de Marker : « Salut Jacques. Content de te retrouver toujours sur les bons coups. Celui-là est exceptionnel : Mon copain M. Chat a fait au musée d’Orléans un travail que je trouve exemplaire, et il faut absolument qu’il en reste une trace impeccable. Pour le moment il ne s’agit ni d’un projet, ni de rien en particulier, juste assurer la trace de quelque chose qui va bientôt disparaître. » Mon grand-père, qui s’était rendu quarante ans plus tôt à la Rhodiacéta avec le coffre chargé de morceaux de pellicules volées, entendait encore marmonner Marker entre ses dents, « Nous les appellerons… les groupes Medvedkine » (après la diffusion télé de « A bientôt j’espère » et les reproches adressés au réalisateur, Chris Marker propose en 1967 de former les ouvriers de Besançon puis de Sochaux pour qu’ils réalisent leurs propres films militants).


Nous sommes partis, mon grand-père et moi, en petite équipe improvisée. Ce n’était plus l’équipe d’« Un train en marche » ni de « A bientôt j’espère », mais ça y ressemblait. SLON s’était transformé en CHAT et bientôt nous crierions nous aussi aux côtés de Guillaume-En-Egypte, « Plus de pouvoir des chats », un 1er mai place de la Bastille, au nom de cette Confédération Humaniste et Anarchiste des Travailleurs (Marker qui se promenait lors d’une manif du 1er mai une pancarte Chat à la main racontait : « Une fille s’est approchée, intéressée : est-ce un nouveau groupe ? Je lui ai dit bien sûr, c’est la confédération humaniste et anarchiste des travailleurs. Toute prête à adhérer elle était. »).

Bientôt, je ne quitterais plus cet artiste de rue que le cinéaste avait suivi à la trace dans « Chats perchés » et un enfant naîtra de l’amitié entre ces deux chats. Marker avait raison, lui qui m’écrivait à propos de toute autre chose : « Il arrive que nous ayons en nous un programme préformé, ignoré de nous-même et qui ne se révèle que lorsque les conditions de son éclosion sont réunies, comme ces espions-dormants qui après une vie sans histoire se réveillent pour faire sauter tout un quartier sur ordre de leur réseau invisible. »


Je suis entrée une dernière fois dans son studio. Il n’était plus là, mais rien n’avait bougé. Il y avait toujours un masque de chat qui dépassait d’un tiroir, la chouette à poils, les neko blancs et noirs, une enveloppe non timbrée pour Nadja, « Les chats en particulier » de Doris Lessing, « The cat in Ancient Egypt » de Jaromil Malek, la boîte de pâtée pour chat Exelcat. Seules les télévisions qui, chez Marker, marquent le temps qui passe, toujours prêtes à enregistrer, étaient éteintes.


Je suis restée debout dans l’entrée, espace intermédiaire, mi-privé, mi-public, encadré par de grandes bibliothèques, dans lequel il installait ses visiteurs pour une heure ou plus s’ils étaient amateurs de vodka. Dans la lumière filtrée qui entrait par la fenêtre en verre dépoli, il aurait pu être assis là, sur ce fauteuil de cinéma pliant, en chaussettes, une jambe croisée sur l’autre, le tee-shirt « Cats go Barack » posé sur l’accoudoir. Il aurait lancé : « Comme vous le savez, nous entrons dans l’année du rat, pour moi ce sera l’année de la ratte. » Il se serait penché de son fauteuil, aurait lancé un « C’est une pagaille ici vraiment ! » et une seconde plus tard, sans s’être levé de sa chaise, un « Le voilà ! », comme s’il avait en mémoire la place de toutes ces choses entreposées sur le sol. Il se serait ensuite relevé et m’aurait tendu la photo de la ratte Leila en ajoutant : « Ma prochaine expo s’appellera “A Farewell to Movies” car après ça, une minute six parfaite, dans l’économie des moyens, la brièveté des dialogues… C’est bressonien… Après ça… Bon… » Nous lui aurions ensuite proposé d’aller déjeuner. Il aurait refusé, bien entendu. Marker fait partie de ceux qui sortent des salles de cinéma avant que la lumière ne se rallume.


Le temps presse. Il faut retrouver les images oubliées, les capturer, puis les coller, les monter. Peu importe la chronologie, la hiérarchie. Aucun fétichisme poussiéreux avec les images du passé. « Certains de nos rêves n’ont pas moins de signification que nos souvenirs », aurait cité Marker en Malrucien de souche (il m’avait confié avoir eu la chance de découvrir « La condition humaine » à quinze ans, mois après mois, comme un feuilleton, dans la NRF). À la fin, ça pourrait ressembler à ces X-plugs, ces tableaux collages d’œuvres ou d’images d’actualités exposés sur les cimaises virtuelles de l’Ouvroir, son île sur Second Life ou d’Immemory (CD-Rom, 1997).


On verrait Yuko, à la sortie nord de Shinjuku, tenant dans ses mains une feuille imprimée d’une tête de chat. Une chouette sur une bouteille de vodka. « Les Noyers de l’Altenbourg » dans la bibliothèque de Francis à Sarajevo. Des yeux de Coréennes derrière un masque de chat. « Cine sobre ruedas » sur la table basse du salon de mon grand-père. Guillaume et M.Chat bras dessus bras dessous, perchés sur des échasses et placardés sur un mur du XXe. Un pas de danse de Maroussia. Tout cela n’ira pas au musée.

« Hommage aux Chats perchés », Louise Traon, août 2012 :

Louise Traon 

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