Expositions de Yona Friedman, « Tu ferais ta ville », jusqu’au 1/06 au CAPC, 7 rue Ferrère, Bordeaux, et « Les ponts de Shanghai », jusqu’au 28/09 associée au « Nouveau Monde II », de Camille Henrot jusqu’au 11/05, au Musée des beaux-arts de Bordeaux (33).
Maquette d’un pont pour relier les deux rives du Yang-tseu-kiang, par Yona Friedman. La ville de Shangai a retenu son projet. © DR
< 20'02'08 >
Yona Friedman spatialise Bordeaux

(Bordeaux, de notre correspondante)

Qu’est-ce qui fait une ville ? Comment penser l’urbanisme et la société ? Alors qu’approchent les municipales et qu’on s’écharpe sur l’efficacité de l’énième plan banlieue, Bordeaux accueille deux expositions de l’architecte utopiste, radical et toujours dérangeant, Yona Friedman, au CAPC-Musée d’art contemporain et au Musée des beaux-arts.

La ville, organisme vivant

Une grande première française, où cet urbaniste déroute encore, même lorsqu’Arc en rêve, l’excellent centre d’architecture accolé au CAPC, investit ledit CAPC pour offrir la première grande rétrospective (de 1949 à nos jours) de ses projets. Yona Friedman, né en 1923 en Hongrie et vivant à Paris, est davantage reconnu à l’étranger qu’en France où son influence théorique reste controversée. Après des études à l’institut de technologie de Budapest puis à Haïfa en Israël, il s’est installé en France en 1957, alternant propositions d’artiste, d’urbaniste et d’architecte, les unifiant dans un même creuset théorique, où la ville est envisagée comme un ensemble de strates, dont la responsabilité finale appartient aux usagers. Depuis plus de quarante ans, Friedman l’iconoclaste postule que la ville se fait à partir, ou en tout cas avec, l’expérience de ses habitants, puisqu’il s’agit d’un organisme vivant et imprévisible, bien loin de la vision (française s’il en est) de l’architecte démiurge au-dessus du commun des mortels.

Un utopiste très concret

Au CAPC, donc, « Tu ferais ta ville » s’agrège à l’exposition précédente, les photocopies, écrits et croquis de Yona Friedman se déroulant par couches sur les cimaises de bois dénudées. Sur ces murs de recyclage, le Paris olympique de 2004 où l’architecte détourne l’espace public en installations sportives avec des structures démontables, le projet pour Beaubourg (concurrent des deux vainqueurs, Renzo Piano et Richard Rogers), un bâtiment qui changerait de forme en fonction des collections, en accord avec sa conception de musée du XXIe siècle : « Pourquoi changer l’accrochage alors que l’on pourrait changer les murs ! »

L’influence de Yona Friedman est d’abord théorique : ses projets emblématiques, le manifeste de l’architecture mobile et ses développements sur la ville spatiale, font écho aux extraits de ses « Manuels », exposés comme un immense livre ouvert agencé autour de tubes de coffrages à béton (en référence à son projet de 1965 pour le Musée d’art moderne de la ville de Paris). Entre dessin et écriture, les pictogrammes de Friedman sont nés dans les années 60 d’une problématique simple : comment communiquer ses idées pour qu’elles soient compréhensibles par tous ? En pratique, dans des villages indiens, il passe à la photocopieuse pour toucher le plus grand nombre. Le graphisme de Yona Friedman n’est d’ailleurs pas sans relations plastiques avec les nombreuses maquettes présentées ici : la ligne sinueuse et infinie du fil de fer tordu, le trait bâton éparpillé et répété, le cube comme forme simplissime et signifiante… Cette économie de moyens, caractéristique de son œuvre, permet de questionner l’habitat, la région, les sans-abris, la société, la vie, la culture...

A chacun sa ville

Rétrospective ? Pas seulement. Sous les feutres noir et blanc de Yona Friedman, la ville de Bordeaux se transforme en ville spatiale. Pourquoi détruire et déplacer les populations alors que l’on peut construire au-dessus ? Sur le foncier disponible que représente la gare de triage de Bordeaux, il pose ses fondations : d’immenses colonnes espacées de 60 mètres et supportant plusieurs niveaux de grillage tri-dimensionnel où l’on est libre de disposer de l’espace. L’urbanisme mobile et modulable en fonction des besoins, avec comme seule contrainte la densité des structures : il faut laisser passer la lumière ! « Tu ferais ta ville » : titre de l’exposition mais aussi invitation aux visiteurs à créer leur propre Bordeaux spatial. Un plan satellite, étalé sur le sol, cohabite avec ciseaux, bouchons et papiers, permettant à tous de mettre en pratique l’utopie de Yona Friedman : « La vision sur le monde de demain, c’est mettre en pratique sa relation intense au présent. »

Tout, dans cette exposition, glisse de la théorie à la pratique. Exemple : le projet inédit de 2007 « Balkis Island », une île du grand Nord (portant le même nom que sa chienne). Sur des photos, il crayonne un projet de ville utopique, autonome, écologique, qui fonctionnerait durant le jour austral. Une piste pour venir à bout des problèmes énergétiques : la migration climatique des populations que rend possible le travail à distance via l’Internet et « déjà pratiquée par les riches et leurs résidences secondaires ! »

Vision d’avenir

Entre présent « maintenant », passé « construction de la mémoire » et futur « construction intellectuelle », le processus de réflexion amorcé au CAPC se prolonge au Musée des beaux-arts de Bordeaux, dont l’aile nord accueille « Les ponts de Shanghai ». Cette immense maquette témoigne d’un projet reliant par 7 fois les deux rives du Yang-tseu-kiang en Chine, que propose l’architecte pour l’Exposition universelle de 2010. Utopie ou vision d’avenir ? Le parcours bordelais s’achève en toute logique avec « Le nouveau monde II », installation de Camille Henrot qui s’empare de l’habitat de Yona Friedman. Sous le regard de la jeune artiste, l’appartement (déconstruit/reconstruit) de Yona Friedman se transforme en un damier de photographies structurées autour d’un tapis noir et rouge central. En point d’orgue, un portrait filmé de Yona Friedman, « à travers la manière (supposée) dont Balkis perçoit son environnement ». Entre chacun de ces lieux, appartement, exposition, galerie, aucun niveau hiérarchique n’est envisagé. On touche alors l’essence même de la pensée de Yona Friedman : la coexistence de quartiers forment un tout que l’on nomme « ville ».

aude crispel 

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