Ewen Chardronnet, critique, artiste, commissaire des deux dernières éditions du Festival palois des cultures numériques Accè)s(, a visité l’exposition « Disnovation » de l’édition 2014. Il en fait le compte-rendu pour Poptronics.

Festival Accès)s( #14, « exploration critique des mécanismes et de la rhétorique de l’innovation », exposition du 8/10 au 6/12/2014, festival du 13 au 16/11, Pau et agglomération. http://festival.acces-s.org

La machette du collectif Dardex faite à partir de déchets électroniques comme une « refonte de nos sociétés industrielles ». A voir dans « Disnovation » au festival Accè)s( à Pau. © Dardex
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Accès)s( #14 : Qui a peur de Terminator ?
(Pau, envoyé spécial)

L’année 2008 fut-elle pour le capitalisme industriel l’équivalent de ce que fut l’année 1991 pour le communisme étatique ? Depuis 2008 en effet, la croissance n’est plus là, mais le capitalisme financier continue de connaître un incroyable rendement. Comment cela est-il possible ? Nous n’assistons pas à ce que Karl Marx prédisait de l’écroulement du capitalisme par lui-même. Symptôme de l’époque : plus les banquiers échouent, plus les contribuables contribuent à les sauver ; plus la dette augmente, plus les entrepreneurs parlent d’investir dans l’innovation. Le temps dans lequel nous vivons est donc celui d’une crise où le capitalisme fictif occupe toute la scène, un capitalisme fictif que Marx avait pourtant décrit comme nul autre.

Religion innovation
C’est peut-être aussi pour cela que nos gouvernements sociaux-libéraux productivistes s’évertuent à pousser à l’innovation et au développement technologique frénétiques. C’est ce qui va relancer la croissance disparue, pensent-ils. Ils se fient à l’idée de « destruction créatrice » émise par Joseph Schumpeter durant la Seconde guerre mondiale et reprise par Théodore Levitt dans « Innovation et marketing » dans les années 1960. Selon eux, le capitalisme se renouvelle constamment de l’intérieur, les changements arrivent par les entrepreneurs, les nouveaux produits déstabilisent l’ancien système, et le capitalisme, par son innovation, détruit les valeurs du capital passé. Le changement amène la destruction sociale, mais pour un mieux « créatif ». En un demi-siècle, la croyance en l’innovation est donc devenue la religion des productivistes de notre temps.

C’est pour ouvrir le débat sur cet environnement sociétal que Bertrand Grimault et Nicolas Maigret, les commissaires 2014 du festival Accès)s( 2014, qui se tient à Pau et son agglo jusqu’au 6 décembre, ont choisi le thème de la « Disnovation » et y confrontent artistes, penseurs et activistes (je me dois de rappeler que j’étais commissaire pour les éditions 2012 Artisans Électroniques et 2013 Soleils Numériques). « Les notions de progrès, de liberté et de bonheur se disséminent aujourd’hui dans la fabrique publicitaire de la technologie comme miroir d’un idéal bien particulier », nous dit d’ailleurs l’édito des commissaires qui pointent l’incessant renouvellement des techno-gadgets consuméristes.

Obsolescence programmée et boulimie technocapitaliste
L’exposition proposée au Bel Ordinaire pointe d’ailleurs l’obsolescence programmée (avec l’ampoule centenaire de Livermore) comme la machine à désir de produits technologiques (« Grand Troc Chili » de Nicolas Floc’h).


« What Shall We Do Next ? », « archive des gestes à venir », film d’animation, Julien Prévieux (2007-2011). © Julien Prévieux

« What Shall We Do Next ? », film d’animation de Julien Prévieux (récemment récompensé par le prix Marcel Duchamp), pointe l’absurdité de l’histoire de la brevétisation des gestes associés aux nouveaux appareils. Aujourd’hui l’économie capitaliste brevète tout et n’importe quoi, quelque chose qui aurait semblé impensable il y a 60 ans. Qui aurait imaginé breveter le vaccin contre la polio ? Les guerres de brevets trahissent à la fois le besoin du Capital d’avancer toujours au-delà des logiques compétitives et son approche de plus en plus rétrograde de la technologie.

« What Shall We Do Next », Julien Prévieux, 2014, performance chorégraphique, « Média Médium », avril 2014 :


Côté dystopie, « Refonte » du collectif Dardex nous laisse imaginer un futur apocalyptique où nous aurions besoins de lances et d’armes rudimentaires, paradoxalement réalisées à partir de différents métaux récupérés sur des déchets d’équipements électriques et électroniques.


« Refonte », collectif Dardex, 2014. © Dardex

Ce potentiel futur apocalyptique est également évoqué dans les « Terminator Studies » de Jean-Baptiste Bayle. L’artiste français basé à Porto a passé ces dernières années à collecter des informations suggérant que nous nous rapprochons de plus en plus du scénario du film « Terminator », réalisé en 1984 par James Cameron. La collection d’informations de ses « Terminator Studies » propose une réinterprétation du blockbuster et postule son caractère de prophétie autoréalisatrice.


« The future, as foretold in the past », frise chronologique, Giorgia Lupi, 2012. © Giorgia Lupi

La frise « The Future, as foretold in the Past » de Giorgia Lupi présente dans l’exposition nous montre aussi que la grande Histoire est contaminée par la fiction et que les rêves dystopiques des auteurs de science-fiction deviennent des mines d’idées pour les ingénieurs en quête d’innovation. Des scénarios catastrophistes à la K. Dick (« Minority Report », « Blade Runner », etc.), ils prennent au sérieux les technologies du contrôle ou ne retiennent que les gadgets potentiellement réalisables. Faut-il rappeler que dans une pure logique pop californienne, « Terminator » aura conduit Arnold Schwarzenegger (un pic dans sa carrière d’acteur) à gouverner l’État, final frontier de l’innovation technologique aux Etats-Unis ?

Le futur sera-t-il « Terminator » ?
Dans « Terminator », le monde des humains finit par sombrer sous la domination de Skynet, un super-ordinateur devenu autonome. Ce que nous suggère Jean-Baptiste Bayle, c’est que l’Internet, son extrémisation vers le point de « Singularité technologique » (l’idée que la capacité de l’ordinateur va d’ici une décennie ou deux dépasser la capacité du cerveau humain) et son devenir Intelligence Artificielle, n’est ni plus ni moins que le Skynet de « Terminator ». Un Cerveau Mondial qui fait des humains ses instruments. Heureusement Sarah Connor / Jean-Batiste Bayle est loin d’être le seul à s’alarmer du risque de l’Intelligence Artificielle… Les médias de masse se chargent bien de nous effrayer avec le scénario « Terminator ». « Développer l’Intelligence Artificielle sera aussi dangereux que l’invocation de démons » nous dit ces jours-ci Elon Musk, flamboyant patron de Tesla Motors et SpaceX. Le message des techno-élites mondiales aux multitudes est donc clair : il faut une gouvernance du Cerveau mondial, du Skynet.

« Terminator Studies » donc, puisque l’idée du Cerveau mondial, même au début des années 1980 à sa sortie, n’est pas neuve. Il y a beaucoup à étudier, nous dira sans doute Matteo Pasquinelli, invité d’Accès)s( pour débattre de l’accélérationisme (le 14/11). Cette théorie d’une gauche prométhéenne stipule que « le choix auquel nous devons faire face est dramatique : soit un post-capitalisme globalisé, soit une lente fragmentation vers le primitivisme, la crise perpétuelle et l’effondrement écologique planétaire ». Le « Manifeste accélérationniste », signé Alex Williams et Nick Srineck, est à lire en français dans la revue « Multitudes ».

Esprit collectif v/s Cerveau mondial
Pasquinelli, sociologue des techniques issu de la gauche post-opéraiste italienne (celle qui a fait émerger l’idée altermondialiste de la Multitude dans la décennie précédente), nous rappelle que l’idée d’un esprit collectif est une des plus vieilles formes de spiritualité et de philosophie politique, avant qu’elle soit utilisée pour l’idée de la gouvernance de « Gaia » par l’écrivain de science-fiction Isaac Asimov.

L’idée de cerveau planétaire a pris son essor avec la naissance du pouvoir atomique et de la cybernétique dès l’après-guerre. En 1962, Arthur Clarke, autre écrivain de science-fiction, prédisait la naissance d’un Cerveau mondial selon deux formes. La première serait la construction de la Librairie mondiale, une encyclopédie universelle accessible d’ordinateurs à domicile (comme Wikipédia). La seconde, le Cerveau mondial lui-même, consisterait en une machine superintelligente utilisée pour résoudre les problèmes collectifs (ce qui ressemble à la « Singularité » de Google).

Clarke supposait alors qu’un tel superordinateur serait installé dans les war rooms des Etats-Unis et de l’Union soviétique, imaginant un futur où l’escalade nucléaire serait considérée comme un problème informatique. Est-ce que l’Intelligence Artificielle aurait aidé à calculer la paix nucléaire ? C’est cette même question que posait le film « War Games » au début des années 1980. Il spéculait sur un super-ordinateur hacké par un adolescent croyant jouer à un jeu vidéo en pleine logique géopolitique « MAD » (pour Mutual Assured Destruction). Aujourd’hui, le Cerveau Mondial du Maintien de la Paix ne concerne plus seulement la polarité binaire de la Guerre froide.

Snowden, père du premier « metadatagate »
La systématisation de la collecte de données personnelles au mépris de la vie privée a fait émerger une nouvelle Guerre froide avec la crise autour de la NSA et du système PRISM qu’Edward Snowden a révélé : le premier « metadatagate » au sein du superordinateur. « The Transparency Grenade », la grenade dégoupillée du Néo-Zélandais Julian Oliver, qui révèle les communications personnelles et les « explose » publiquement dans l’exposition, reflète cette inquiétude.


« The Transparency Grenade », Julian Oliver. © Julian Oliver

Depuis qu’Adam Smith, David Ricardo et Karl Marx pont décrit le Capital comme un système mathématique complexe, le Capital est devenu une forme d’informatisation. Après la Seconde guerre mondiale, la dimension numérique du Capital a été couplée avec la dimension numérique de la cybernétique et des machines de calcul, se soumettant progressivement aux formes de l’intelligence augmentée.

Le Capital, sur la base de toutes ses procédures numériques, du travail comptable simple jusqu’à l’algotrading le plus sophistiqué, en passant par l’usage d’algorithmes de trading qui mettent de l’ordre plus rapidement que les traders humains sur les marchés boursiers, est une institution de la computation.

« ADM9 », robot trader de RYBN (Gaîté lyrique, 2012, réal. Emeric Adrian) :


C’est dans ce contexte que l’installation « The Algorithmic Trading Freak Show » du collectif RYBN se penche sur le fonctionnement et les implications de l’emploi croissant de ces traders automatisés. L’installation se compose d’une série de shémas décrivant des algorithmes, rendus publics suite à leur inefficacité avérée. Quatre spécimens de robots boursicoteurs sont activés pour permettre au visiteur de mesurer leur degré de performance, rendant visibles les fluctuations d’un marché fictif. Les RYBN complètent ainsi la réflexion sur les limites de l’innovation tout en ouvrant sur la question de la gestion cybernétique du Cerveau mondial du Capital.
Ewen Chardronnet 

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