11e Biennale de Lyon : « Une terrible beauté est née », jusqu’au 31/12/11, différents lieux : La Sucrière, Musée d’art contemporain de Lyon, l’usine T.A.S.E. et la fondation Bullukian.

Nuit Résonance à la 11è Biennale de Lyon, concerts, nocturnes, performances et déambulations, le 24/11, 18h-0h.

« Kulissen » d’Ulla Von Brandenburg (2011) est la pièce « inaugurale » de la Biennale de Lyon 2011, un rideau-écran entre coulisses du monde et univers de l’exposition. © Blaise Adilon
< 07'11'11 >
A la Biennale de Lyon, l’art sans artefact

(Lyon, envoyée spéciale)
La 11e Biennale de Lyon, qui s’est ouverte en septembre et se fermera le 31 décembre, est atypique dans le monde confiné et marchand de l’art. Elle ne s’inscrit pas dans un pré-marché de foire (comme l’a encore montré cette année la Fiac au Grand Palais). Elle se distingue de la précédente édition, celle du « Spectacle du quotidien » si vite ficelée par le curateur star Hou Hanru, comme elle est différente du si vague et incertain « IllumiNazioni » de la 54e Biennale de Venise (qui s’achèvera fin novembre). Cette nouvelle édition ouvre de nouveaux champs, sans faire de bruit ni de tonitruants discours, juste avec les œuvres…

A distance. Elle incite à moduler nos perceptions, déjouer les aplats de l’immédiateté, prolonger nos regards saisis et réfléchis dans un temps réapproprié de l’exposition, à réécrire avec les œuvres dans l’amplitude de leur forme et de leurs sens une partition inédite, utopique et présente de l’art. Une partition non contraignante, non spectaculaire, qui place ses tempos et ses accélérations, ses silences et ses lignes tendues, ses pauses réflexives et ses notes aiguës ou graves. Notes qui jouent du vibrato ironique et du récitatif nocturne, du symphonique discret et du répétitif chorique. Une partition qui a cette capacité de débuter par une ouverture opératique avec tout son souffle théâtral et déployer in coda la rigueur abstraite et obsédante d’une pièce atonale.

Douze instantanés de la Biennale 2011 :
Biennale de Lyon 2011, "une terrible beauté est née"

La critique s’est, avec raison, beaucoup attachée à citer et saisir comme fil d’Ariane le titre donné à cette 11e Biennale par sa commissaire invitée Victoria Noorthoorn : « Une terrible beauté est née ». Redisons-le : ce vers qui scande et clôt le poème « Pâques 1916 » vient du poète irlandais W. B. Yeats. Il y rend un hommage distant et interrogatif aux chefs rebelles républicains qui proclamèrent la République d’Irlande et qui furent exécutés par le pouvoir colonial britannique… Rébellion et répression. Des femmes et des hommes qui s’engagent dans une lutte et une cause à l’issue incertaine et chargée de promesses, et qui s’en trouvent métamorphosés. Pour quel avenir ? Et le poète doute qui regarde et entrecroise les mots de ce doute… « Terrible beauté » d’une utopie qui ne cache aucune souffrance, aucun déchirement, d’un monde que l’on veut plus juste, d’un monde qui se dénoue de ses limites, de ses entraves, et se transforme par la violence politique, économique, militaire ; violences des ambiguïtés de cette utopie, « terrible beauté » des mots qui le disent ; « terrible beauté » de l’art qui s’étoile de toutes les incertitudes, de tous les réels, tous les troubles…

Le vers poétique, dans la vérité de sa contradiction intrinsèque, devenu titre ou exergue de cette Biennale, s’inscrit comme un tremblement face à l’a-venir de l’exposition ; il est entrée, seuil, passage à… Nous entrons. Ceci est notre acte premier, convenu, de visiteur. Au cœur de la métaphore et de l’oxymore, Victoria Noorthoorn a imaginé un parcours travaillé par ces deux figures classiques de rhétorique, un parcours-partition qui se rythme par échelle et par degré, par échos et ponctuations. Et, ici, l’intelligence de l’accrochage fait tomber toutes les arguties sur les scénographies des espaces qui viennent si fréquemment suppléer à nos rapports aux œuvres. Un accrochage qui s’étend (et s’entend) comme présence, tout en s’effaçant ou en se fondant dans le parcours même et dans les univers libres créés par les œuvres et les compositions des ensembles.

Nous entrons, donc… Par le premier des lieux : La Sucrière (la Biennale se joue aussi au Musée d’art contemporain, à l’Usine T.A.S.E., à Vaux-en-Velin, et à la Fondation Bullukian, unique lieu que nous n’avons pu visiter). Le rideau s’entre-ouvre en une succession d’amples plis très structurés aux couleurs chaudes et sobres, « Kulissen » (2011), d’Ulla Von Brandenburg… L’artiste pose le seuil et marque l’entrée (du décor, du tableau, de la scène, de l’expo, de la salle de projection…), signifie par les codes classiques ce moment avant, celui du désir et de la légère inquiétude, celui des imaginaires et des fébrilités. Ce moment où la réalité quotidienne se sépare d’elle-même, ce moment où nous nous séparons du monde (devenu coulisses, peut-être), pour entrer en scène, dans cette part obscure et claire, décillée et invisible, utopique et terriblement lucide.

Visiteurs, nous le sommes avant, après le lever ou le tomber de rideau, nous serons sans cesse acteurs de l’exposition, nous mouvant en cherchant ou en inventant notre partition avec les œuvres offertes. Des œuvres qui semblent s’articuler par degré. Ainsi, ce qui apparaît monumental, comme ce rideau d’Ulla Von Brandenbourg, ou comme l’installation sculpture qui lui succède, de Robert Kusmirowski, « Stronghold » (2011) http://vimeo.com/28988831, s’élevant sur deux niveaux de La Sucrière, se révèle fragile. L’un est de papier ; l’autre est de bois…

Robert Kusmirowski, montage de « Stronghold » (2011) :


Tout comme, dans le même espace, cet homme nu, harnaché de cordes entourant les piliers du lieu, et tirant dans un mouvement de surplace douloureux et essoufflant, donnant l’illusion visuelle de pouvoir déplacer ces piliers de leurs bases… « Sculpture vivante », performance continue – « Prixador » [« Pilares] – de Laura Lima.

Effort vain, condition humaine dans ses tentatives de saper les fondements d’une architecture symbole d’un monde dominant… Mais les piliers de La Sucrière ne sont-ils pas tout aussi friables ? Ne sont-ils pas les dernières entraves, ce qui cloue l’individu dans sa nudité sublime, dans son désir de se réinventer… Et, cette action mise en scène par l’artiste, toutes ses ambiguïtés, dévoilent nos impasses, nos immobilismes, presque résistance vaine contre pouvoir vain.

Et puis, ce qui semble anodin, « minuscule », ce qui pourrait passer inaperçu, cette note qui passe si vite, prend en charge des sujets « lourds ». Ainsi, la vidéo de Zbynek Baladran, « Model of the Universe » (2009), collée au mur, à peine repérable dans la demi-obscurité de ce premier espace.

Zbynek Baladran, « Model of the Universe » (2009) :


Baladran, que l’on retrouvera au Musée d’art contemporain avec un autre très beau film, minimal, durassien, sur écran noir et limpide phrase blanche, « Night of the World » (2011), est le dessin (animé) au crayon des possibles architectures de l’exposition, dans des compositions géométriques ; des possibles formes rationnelles de la réalité qui s’échappe constamment, s’évade de tout modèle, insaisissable réalité… Ou cette autre vidéo, réalisée par Tracy Rose, « San Pedro V » (2005) http://www.youtube.com/watch ?v=m1vxu45IoyM, dans laquelle l’artiste joue d’une guitare électrique éraillée l’hymne national israélien devant le mur séparant les deux États (ou, nous pouvons l’espérer, un jour proche, les deux États), Israël et Palestine.

Tracy Rose, « San Pedro V » (2005) :


C’est dérisoire, elle qui s’est peint une partie du corps en rose ; c’est dangereux parce que Tracy Rose la conçut comme une performance live qui nous est restituée, c’est l’idée que l’artiste peut encore et toujours déciller le monde sous toutes ses formes, en tous ses actes (et on revient à la vidéo minimale de Zbynek Baladran).

Cette ouverture opératique pose l’ensemble de la Biennale à travers des artistes que nous retrouverons dans les deux autres étages de La Sucrière ou au Musée d’art contemporain ou encore à l’Usine T.A.S.E. Par exemple, Laura Lima avec une immense cage où sont enfermés des poulets qu’elle a décorés de plumes de couleurs vives rajoutées, des « extensions » : « Gala Chicken and Gala Coop » (2004-2011). Pièce tragi-comique, ou comment le spectacle, le masque, le carnaval est une illusion de fête… bestiaire du monde !

L’architecture circulaire, de bois, de la hauteur d’un étage de La Sucrière qui compose la sculpture de Robert Kusmirovski, « Stronghold », est d’entrée inaccessible, elle obstrue l’espace… Accédant à l’étage, où nous avons croisé les sculptures longilignes rangées au sol de Katinka Bock, l’installation sonore de Dominique Petitgand (« À la merci », 1998-2011) ou le film de Julien Discrit, « The Day Trip Project » (2011), qui entre en résonance et en reprise avec « Pixador » de Laura Lima, nous pouvons enfin voir l’intérieur de cette sculpture. Un intérieur tout aussi inaccessible, que nous dominons de loin, qui nous happe par ailleurs. L’intérieur du décor est là (ou derrière la coulisse – notre position est sans cesse double) : livres jetés, archives abandonnées, objets, poussières… une bibliothèque vidée ? un entrepôt laissé à la ruine ? Que reste-t-il de la mémoire de l’Histoire, du présent ? Ce fantôme ?

Ponctuant le parcours, les poèmes visuels d’Augusto de Campos scandent les œuvres, chacune des œuvres, comme le vers de Yeats rythmait « Dimanche 1916 »… renvoyant le visiteur-acteur à sa propre compréhension, à son propre regard, à sa propre solitude…

Au Musée d’art contemporain, les variations se font plus conceptuelles, plus tendues, plus sombres ; nous sommes dans un « andante » peut-être plus nostalgique aussi. C’est, ici, Giacometti et ses dessins de tête humaine aux tracés si fins et accumulés, qui nous propulsent dans le second mouvement de l’exposition. En concordance, en prolongation du temps aussi, une autre série de dessins, ceux implacables de Marlene Dumas (1979-2004), visages de femmes aux yeux et à la bouche bandés de larges traits noirs… Simplicité complexe du trait graphique de Giacometti ; simplicité irrévocable des traits peinture de Marlene Dumas, qui se trouvent envahies par les flots de fils fous, noirs, de « La Bruja 1 (« La Sorcière ») » de Cildo Meireles.

Où sommes-nous ? Dans le monde ? Dans le cauchemar du monde ? Dans ce cauchemar de l’Histoire dont parle un autre Irlandais, Joyce dans « Ulyssse », lorsqu’il fait dire au poète Stephen Dedalus, un 16 juin 1904 : « L’Histoire est un cauchemar dont j’essaie de me réveiller. » Nous sommes là, littéralement emportés par le regard et la réflexion. À nous, à nous seuls, de prendre position. Les œuvres sont là, dessins, images, sculptures, textes… dans leur réelle matérialité, dans leur force discrète. Ce second mouvement au MAC tient sur cette ligne, encore toujours vive lorsque l’on se trouve devant les « Dessins acoustiques » de Milan Grygar ou les deux pièces d’Alexander Schellow, notamment le wall drawing « Storyboard » (work in progress depuis 2001), interrogation répétée sur la mémoire des jours quotidiens, des faits et des événements d’une ville. Ou encore, magnifique pièce que celle où s’articulent les dessins, les vibrations sonores et plastiques de Morton Feldman. Nous y voyons se composer et se décomposer la ligne musicale, dans ses fluidités et les extrêmes de sa durée. Interrogation sur le temps…

Anti-biennale, parce qu’elle s’affirme non pas tant contre les propriétés des biennales d’art contemporain qui oscillent entre accumulation, surenchère et tentation affichée du marché ; mais parce qu’elle s’invente dans une autre logique, celle où l’art est re-devenu central. Dans aucun des textes produits au sein de cette Biennale (brochure de visite, le livre – qui n’est pas catalogue – qui s’ajoute à l’exposition) n’apparaissent les mots-béquille qui sont notre langage constitué pour l’art d’aujourd’hui : « dispositif », « installation », « protocole », « performance »… De même, les médiums ne sont pas mentionnés, ce qui formate, ce qui mesure, ce qui catégorise. Il y a des œuvres, dont certaines ont un titre. Cette Biennale s’invente et nous laisse inventer avec les artistes… Et, c’est peut-être là, la « terrible beauté », l’artiste est là, pas démiurge, juste là, et nous aussi…

marjorie micucci-zaguedoun 

votre email :

email du destinataire :

message :